Dans le striptease de l'air

Publié le par la freniere

L

’hiver commence à ne plus être là. J’ai sorti mes sandales, mon bazou, mon gazou. Le froid se fait timide. Les bras noirs des arbres se sentent plus légers. Le vent retire un à un ses vêtements invisibles et les oiseaux s’ébrouent dans le striptease de l’air. Le silence respire. Enfin une terre ferme sous mes pieds en quête d’une route. La coulée de la sève laisse entrevoir la névrose des arbres. Les mots sortent en bourgeons. Le vent feuillette déjà l’emplacement des phrases. Chaque nouveauté est vieille en regard du temps. Chaque montagne est petite en regard de l’espace. Chaque planète se perd dans l’infini plus vaste. La petitesse des jours rend le rêve possible. Les souvenirs sont aussi ce qu’on n’a pas vécu, les lieux où nous étions absents. Ils laissent place à la mémoire imaginaire.

         L’être se dissout au milieu de l’avoir, réduisant l’homme à son hommerie. Lorsque le jour se lève, j’en profite pour me coucher. Devant ce qu’on exige des hommes, je m’acharne à bien rater ma vie. On voudrait bien que je travaille. J’aime mieux porter le rêve à la hauteur du cœur, jeter mon encre dans la calligraphie de l’herbe. N’est-on pas toujours en train de payer ? J’aime mieux perdre mon temps que de gagner ma mort à engraisser les riches. Je n’ai pas d’autre ambition que d’aimer. Mon espace est dans la durée. Mon temps se calcule en syllabes. Il arrive que les images soient plus réelles que la vie, les coïncidences plus justes que la loi. Hors des radars et des écrans, hors des normes et des ondes, je mêle ma voix aux hirondelles, ma plume aux ailes d’anges. J’avance dans l’amitié de l’eau, la patience des germes, le parfum de l’espoir. Dans une absence de bruit, les odeurs s’accentuent. Les couleurs sont plus vives, les douleurs moins amères.

         En pleine débâcle, le soleil aiguise des opales sur l’écrin du lac. Il y a toujours une rivière qui coule dans ma voix, un chêne sous ma tête, une montagne dans mes yeux. Les pierres tombales ne pleurent pas les morts mais elles montent la garde. Certains hommes ne vont jamais plus loin que le bistrot du coin. D’autres s’égarent dans les aéroports. Fuyant les paravents, mon âme sort ses tripes. Je suis le bonnet d’âne parmi les uniformes, un arbre où prendre appui parmi les lampadaires. Mes pas s’avancent à la Chagall sur un chemin désert. Il y a tant de secrets abandonnés dans l’herbe, de mots dissimulés au fond de chaque voix, tant d’images perdues sous le poids des paupières, me voici sans cesse à la traque du bizarre dans le bazar du monde, à caresser d’un mot le fragile de vivre. Si je cherche, ce n’est pas pour trouver; c’est simplement pour agrandir ma vue et mettre le pansement des mots sur les blessures du monde.

         Ce n’est pas tant l’état du monde qui me fait mettre en doute l’existence de Dieu, c’est plutôt qu’il ait fait l’homme à son image. Je ne veux pas d’un Dieu à la tête pleine de mesquineries, de préjugés, de haine. J’aurais voulu un Dieu de bonté, pas un comptable, un radin, un avare comptabilisant les petitesses dans la colonne des profits. Je ne veux pas finir comme les anges chez Pierre Autin-Grenier, dépecé sous la hache d’un fou, écrasé sous les roues d’un chauffard, épinglé sur la grange ou électrocuté. Si je meurs au milieu d’une phrase, je voudrais qu’on m’enterre dans un cercueil en bois de femme, entre les jambes d’une terre amoureuse de l’eau. On verra quelques fleurs remonter vers la vie sur la tige d’un crayon. À chaque bout de la parenthèse, l’homme et la femme gomment la phrase qui les éloigne. Ils transposent les mots de la parole au geste, le bruit du cœur en espérance et les paumes en caresses. De syllabe en syllabe, je me construis un pont traversant le néant. Qu’importe qu’on se prive de durer si la vie continue.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article