De l'image ou du sens

Publié le par la freniere

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nfant, je voulais être un livre. Pas un sportif, un chanteur, un poète. Un livre simplement, traînant un peu partout, sur un banc de parc, une chaise, un bord de fenêtre, au fond d’un havresac, entre les mains du jour, dans une tête de pioche, sous les yeux du soleil. Les enfants, quand ils lisent, font des ponts entre les mots. Ils buttent sur les consonnes et s’écorchent la langue. Ils glissent en voyelles comme sur un toboggan. J’écris comme eux, d’une syllabe à l’autre. Les mots affluent comme des flocons de neige. D’où viennent-ils tous ? Je cherche à tâtons une issue, ne sachant pas si je suis dehors ou dedans. Je dois jouer du coude ou du crayon, de l’image ou du sens. Je tiens à la main un continent. J’engraisse les pages avec du rêve. L’œil du peintre est un kaléidoscope, un sac de magicien. Les regards amoureux n’échappent pas à l’aveugle. Le crayon du poète est une baguette magique. Les mots sont des lapins qui sortent d’un chapeau, des oiseaux qui s’envolent de la cage thoracique, des phrases qui s’évadent de la boite crânienne.

         Il faut si peu de mots pour dire le plus grand. Il en faut trop pour le petit. Les lèvres ne disent pas ce qu’elles voient. Les doigts lisent ce qu’ils touchent. Les yeux ne parlent pas avec des mots. Ce qu’on dit être là est ailleurs pour un autre. Les mots ne rendent pas l’homme plus grand ou plus petit, ils font partie de la route. Quand j’écris le mot blé, la page donne un pain. Quand je dis le mot arbre, je prends garde aux échardes. Quand la main gauche dessine la forme d’une maison, la main droite l’habite. Je veux dire à la fois le creux dans le ventre et le pain quotidien, faire apparaître la faim, du sable dans la main, un poème dans la bouche des zéros. Un arbre joue avec son ombre. L’homme qui marche aménage l’espace. Le passage du vent nomme les choses qu’il agite. Même le plus petit contient plus qu’on ne peut voir.

         La page est un manteau sur un corps invisible, un écran pour l’imagination, un espace en expansion, le champ magnétique de l’âme. Les mots marchent dans l’air d’une oreille à l’autre. Ils produisent du sens où il n’y avait rien. Lorsque la neige fond, le niveau des couleurs monte. La terre frissonne. Chaque arbre nous promet des oiseaux. Le printemps tourne autour des maisons. Le paysage est un dessin d’enfant. La fraîcheur des éléments se déverse pêle-mêle. Des choses que l’on croyait mortes se remettent à sourire. La sève recommence à parler. J’écoute l’herbe, le ruisseau, la petite graine qui toque pour sortir de terre et l’air qui bourgeonne dans les buissons du vent. La terre respire avec ses animaux. Le soleil clabaude dans la vase et la boue. Le vent de l’eau soulève les paupières du lac. Le chant tenu des joncs précède le tintamarre des grenouilles, le vol des libellules, la danse du pollen. La vie soudain ouvre ses jambes. Les mains servent d’outils pour travailler le jardin. Je m’accroche au monde avec les cinq sens. Jamais un arbre ne pousse par hasard. Tout un travail de taupes éclaire sous la terre et transforme le temps en flore carbonifère.

         Entre les lignes, je débroussaille un peu. Je ramasse un caillou. Je vaque à ne rien faire. Tapi à l’intérieur des mots, dans les replis des phrases, je rôde dans les parages du silence, débusquant l’étincelle sur le moindre brin d’herbe, la pauvre métaphore attendant qu’on l’appelle, je ne sais quel trésor au milieu du fumier. Nonobstant une certaine élégance, je monte avec des mots banals un radeau de fortune. Je soulève dans le vent des réclames un fanal dérisoire. Trompant la mort d’une pirouette verbale, je gagne mes journées couché sur du papier. J’en appelle aux fantômes comme un enfant s’amuse à convoquer sa peur. De lapalissades en oxymores, je saute la palissade. Je bloque le trafic d’une brouette métaphorique avec sa roue grinçant des dents. Aveuglés par le strass et les néons, on ne se demande plus à quoi servent tant d’étoiles. On préfère les stars accaparant l’écran. Des fleurs électroniques aux extases techniques, dans les caresses ou les coups de poing, le sang reste le même. J’écris pour emmêler les fils des marionnettes. Écrire n’est pas faillir. Les mots de cendre sur la neige alimentent l’humus. Sans négliger la beauté des choses et la tendresse bourrue, à chaque mot, j’insulte la camarde, à chaque autre, je mords dans la vie. Il ne s’agit pas de littérature mais de ne pas céder aux cruautés marchandes.

Publié dans Prose

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