De l'oreille à la main
Ces loups qui hurlent à la lune, je suis des leurs. Je suis aussi des cerfs qu’ils pourchassent. Je suis des rives et du courant, du silence et des mots, de la chair et de l’âme. Tous les sentiers débutent par les pieds. Le monde pense plus finement dans la dentelle des fougères. On n’échappe pas au murmure du monde. Ses réseaux vibratiles vont de l’œil à la peau, de l’oreille à la main. Les rêves du prisonnier sont préférables à ceux du geôlier, ceux de la mer à ceux du robinet. L’être avance sur la pointe des pieds, le paraître avec de gros sabots. Confrontant l’hébétude à la futilité des choses, les temps sont incertains. Accepter un rôle, c’est renoncer à être. J’écris sans queue ni tête sans plan ni sujet. Mes livres sont-ils même des livres ? C’est en apatride que j’arpente la langue, découvrant l’alphabet sous la chair des mots. L’œil découpe ce qui passe en traces visibles ou invisibles. Il participe autant à l’ombre qu’à la lumière. Les arbres jouent avec leur ombre, les fleurs avec le vent.
Ruser avec le monstre n’entrave pas ses pas. Né pauvre, je mourrai sans ressources, par principe. Aux desseins décadents d’un Des Esseintes de pacotille, j’ai préféré les dessins d’enfant où le rêve et le réel se renvoient une balle invisible. Trop occupé à triturer les mots, j’ai au moins la revanche de ne pas travailler. J’aurai passé mon temps à me torcher le cœur, à trancher le malheur avec un opinel, à mordre dans la vie avec la bouche en feu. La contemplation est une activité comme une autre. Si je n’ai pas changé le monde, je me suis efforcé de ne pas l’enlaidir. La ville a beau relooker sa vieille peau, ravaler ses façades, refarder son cadavre, le commerce l’a vidé de son sang. Il est inutile de reluquer ses seins de silicone et ses pièges à touristes. Quand elle s’habille avec la peau des autres, la beauté n’enlaidit que les riches. La planète ressemblera sous peu aux débris métalliques où errent des mutants. La littérature anticipatrice aura rejoint la réalité. D’excroissances en ghettos, les phantasmes jouent les durs et taguent l’inutile. On ne soigne pas le silence avec un sparadrap. Tous les mots se rejoignent aux lèvres des blessures.
Qu’ais-je à faire des lois ? Elles rendent l’aberration conforme aux règlements. Un moi mal assuré maintient ma plume à gauche. Les arbres au printemps reprisent leurs chaussettes. Leurs orteils en racines se remettent à bouger. Les germes prolifèrent dans les métastases de la terre, de charognes ligneuses en purs diamants. En finit-on jamais avec son enfance ? Creusant un trou dans le réel, je dois sans cesse l’écoper. J’y puise le savoir des durées souterraines. Les racines des arbres sont plantées à même leur propre nécropole. Aussi inactuelle que gratuite, l’écriture longe sans fin la cicatrice mal suturée du monde. J’ai assez vu de pantins dans le théâtre humain. Ceux qui gagnent leur vie ne la possèdent jamais. Il faut la perdre pour la gagner. J’aime les bois où l’on peut se perdre et disparaître, retrouver son chemin entre ronces et broussailles, regarder les pattes d’oiseaux sur les hiéroglyphes des falaises, mordre une pomme, caresser une pierre, faire des montagnes avec rien, des ruisseaux naissants sur une plage enceinte, confier au vent quelques phrases fragiles, sentir sous la semelle la pulsation du monde. Nous venons de l’espace et nous y retournons. Quand la pluie tombe dans les oreilles de l’arbre, j’entends rire le ciel. La terre est imparfaite mais se couvre de fleurs. Je me sens chez moi dans l’alphabet qui égare ses lettres, les paysages de fortune, les tableaux de Van Gogh, la lumière de l’aube qui sirote sa brume. Tout ce qu’il y a dehors est aussi dans la tête. J’écris tout bas, tout au fond des poumons. Chaque homme est noir de monde mais toujours en exil.