De longues larmes d'huile
Qu’a-t-on fait des collines ? On a laissé partout des copeaux, des rognures, des friches mal essartées. Sur les arbres abattus de longues larmes d’huile remplacent la résine. Des emblavures empâtent les roches dégarnies, la tête chauve des cimes. Un chemin creux se perd au milieu des débris. Il n’y a plus que des pylônes qui poussent, des repères géodésiques, des relais d’antennes. Un troupeau de bêtes mécaniques s’acharne à rogner le terreau nourricier, souillant les sources d’eau potable d’une urine poisseuse. Une odeur d’essence a remplacé celle des loups. Dans la carrière taillée sur un ancien volcan, on a mis l’os à nu. Des mastabas s’empilent entre les bétonneuses et les camions à benne plus larges qu’une rue. De-ci de-là, dans ces tranchées lépreuses, des collerettes de fleurs s’accrochent à la vie. Quelques rares abeilles butinent le métal sans les apercevoir. Les détergents lâchés avec les eaux usées nourrissent de phosphate les algues bleues du lac. Quand on voit les mouettes courser pour un bout de mégot, on mesure à quel point les hommes souillent la terre. Après avoir détruit le collège, le couvent, l’hôpital, même le paysage, s’apprêteraient-ils à remblayer le lac pour en faire un parking ?
Le soleil se lève tôt derrière la colline. Je m’éveille avec lui, les yeux humides comme la brume du lac. Le bruit de la cafetière se mêle à celui des cigales. À vivre de petits riens, j’apprends à voir le tout. Mes heures élastiques se tissent en hamac. Elles s’étirent en canot, de la première vague à la ligne d’horizon. J’ai vécu mon enfance dans une maison sans porte, pleine de chambres d’ami, la table toujours prête, le banc de quêteux ouvert à la moindre occasion. Les courants d’air et les gens effaçaient la poussière. Le rire des enfants fabriquait du soleil. J’étais le taciturne, le Schtroumpf un peu grognon dans sa cabane à rêves. Selon ma mère, je serais né un crayon à la main. Elle a porté longtemps une tache d’encre sous la peau. Je dessinais des mots avant même d’écrire. Je regarde le monde comme on feuillette un livre. Il y a sous les ratures un envers des choses, du rêve dans la marge, du sang entre les lignes. Les mots quand ils sont seuls perdent la vie. Quand ils avancent bras sous bras, les phrases en accolade, ils nourrissent la route. Je m’appuie sur eux comme un aveugle sur sa canne. Je grimpe comme une puce les petits chiots rocheux. Je saute de colline en colline, d’un bras d’eau claire à l’autre. La présence d’un nuage abolit la distance qu’un précipice accroit. De l’aigrette volante à la mousse des pierres, la substance du monde ne se résume pas. Deux écureuils sur un chêne, les bajoues pleines de vie, se font la courte échelle et me lancent des noix. Je ne suis qu’un intrus dans la forêt des gnomes.
J’écris à petit bruit sur un papier ligné, de pattes de mouche en pâte à pain. La forêt, même quand elle est dense, n’est jamais une prison. On y respire par les feuilles, les oiseaux, les marais. Je me dirige vers la terre à Marcoux, un petit mouchoir vert entre deux crêtes rocheuses. C’est là qu’habite un vieux chêne de cent ans. Tout un Monsieur. Je passe toujours le saluer. L’eau d’un torrent s’y perd entre les talles d’un framboisier. On y décèle encore un bruit de terre glaise, une odeur auditive. Je savoure des yeux les nuances du vert, le galbe des montagnes, l’écharpe des nuages sur les charpies de pierre, la cime des sapinières chatouillant l’horizon. Je grimpe sur un buton à la peau mal rasée. Tout au fond du tableau, des vaches paissent dans les hauteurs. On dirait des oiseaux aux ailes arrachées, des cormorans patauds. Je descends vers le bois comme on reprend la mer. Je ne suis pas pressé de revenir au village. Entre les rues aseptisées, inodores, policées, seuls les cris des ivrognes ont quelque chose d’animal. Au restaurant du coin, entre canettes et papiers gras, quand j’ouvre mon cahier, je retrouve l’espoir. Mes mots gardent toujours une odeur de sous-bois. Des phrases pleines d’humus me ramènent à la vie. Malgré tous les néons, je vois la vie en vert sous mes lunettes bucoliques. Une part de merveilleux résiste à toutes les bassesses. Un voyageur aux yeux brûlés garde en lui la lumière.