De plein pied

Publié le par la freniere

J’ai dormi dans la rouille trop longtemps. Je laisse l’arrogance à la ville. Je chante dorénavant sous les érables. C’est le paysage qui m’écrit, les mélèzes à casquette, les mésanges en nonettes, les chevreuils en socquettes. Chacun y met du sien, la neige son grain de sel, le facteur ses lettres, la pierre son sourire, la tempête son souffle. À chaque chant d’oiseau, je sors mon carnet. Il est taché de plumes, de poils et de soleil. Une sève coule entre ses lignes. Ses pages restent collées comme les ailes d’un papillon. Je respire à plein nez les paragraphes de l’air. Je suis comme un signet entre les pages du vent. Je ne fais pas mon nid entre deux blocs de temps. Je les enjambe avec des mots. Je cours d’un bout du livre à l’autre. Je rêve entre deux pages. Je dine entre deux phrases. Je vis entre deux mots. Je dis à peine quelque chose mais cet à peine m’apaise. Toute parole se détache du corps et va rejoindre son écho.

        

Avec mes phrases polychromes, mes métaphores grattant de l’ombre, l’herbe restée vivante sous la neige et la glace, j’arrache la parole au ventre de la terre. Je me recueille dans l’église des pins. Le cuir du cahier devient la chair du monde, la petite chambre du cœur. J’y accueille des mots qui sentent encore la vie, des taches, des ratures, des images un peu folles. L’encre palpite entre les déliés. Les pleins se font ruisseaux, marécages, marais. Chaque mot devient soleil. Je regarde par les yeux des bouleaux, les larmes de résine, les aiguilles de pin. D’étroites ornières rognent l’humus. Un quad est passé par ici. Deux gélinottes m’observent du bout du cou. Elles restent sur le sol et me suivent à la trace. L’absence de mon loup les rapproche de moi. Les mots trébuchent dans ma bouche et mes lèvres titubent. La ligne d’horizon me traverse les yeux. Les oiseaux, avant de fuir l’œuf, ont-ils rêvé le ciel ? Les mains ont-elles prévu les gestes ? Quant aux mots, crevant la poche du silence, ils naissent quand ils veulent.

        

Certains soirs d’orage, les pages du cahier servent d’abri. Une brouette grince dans la remise des mots. Un écureuil fait tourner sa roue brinquebalante. Je n’écris plus verticalement. Mes phrases se sont couchées dans un lit de hasard. Déchirées entre la chair et l’âme, incohérentes comme l’herbe, avec leurs petits riens qui suivent, quand elles s’étirent vers la marge, c’est l’infini qu’elles visent. Les mots se mêlent au paysage et je respire par eux. Assis sur un fil de clôture, j’attends la neige, la grande gifle du froid, la bourrasque de l’âme. Je n’attends plus. Le ciel ouvre ses vannes. L’éther de la pensée traverse la matière. Je danse. Je fais des ronds dans l’air, de minuscules balles de neige qui fondent aussitôt. La neige est trop légère pour faire des bonhommes. Le paysage m’entraîne dans le vent de sa voix. Je dois fermer le cahier pour écrire dans ma tête. Quand j’ouvrirai les pages, la moitié des phrases auront fondues.

        

Même si les mots s’alignent, rien n’arrive en ligne, encore moins sous la neige. Les plectrophanes font la ronde. Je me réfugie dans la maison d’écrire. Elle s’érige partout, dans le dehors ou le dedans, vers le haut, vers le bas, au début d’une phrase ou à la fin d’un livre. Le visage de l’azur se blesse contre les murs. Le pansement des mots en éponge le sang. On n’est jamais seul quand on écrit. On communique même avec l’invisible. Je veux de chaque chose dégager la lumière, mais il arrive que les mots soient d’ombre, que les images boitent, que les phrases se ligotent à elles-mêmes. L’épine n’est jamais une excuse pour dénigrer la rose. Elle protège la beauté comme la cuirasse des orties. Une fois assis pour écrire, penché sur un cahier, l’horizon se redresse. J’y entre de plein pied.

Publié dans Prose

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