Des bêtes de proie
Il y a une faute quelque part dans ce que nous sommes. En proie au mal de vivre, nous sommes devenus des bêtes de proie. Nous avons brisé le pont qui nous relie aux autres, aux plantes, aux étoiles, aux cailloux. Nous sommes à l’automne de l’être. Les feuilles du dedans tombent sans trouver le sol. Je cherche les bourgeons remplaçant le bois mort. Le sang pulse malgré tout entre le sens et le non-sens. Je regarde le monde par la brèche des mots. Les hommes s’agitent comme des insectes vides dans les villes d’acier et leurs maisons de verre. Où trouver l’horizon dans cette Babel des images ? Égaré dans les bruits du néant, j’en reviens à la genèse des pierres, au simple chant d’un oiseau, à la musique des étoiles, au premier feu qui brûle jusqu’au cœur. Je marche nu entre deux gouffres, tranchant les nœuds qui me retiennent, protégeant comme je peux le cristal des mots.
Que dire à tous ces charognards, à ces êtres de guerre piétinant la terre qu’ils habitent, ces fleurs empoisonnées au milieu du jardin, ces têtes de mort inondées de pétrole et de sang, ces étoiles toxiques sur l’ossature du monde, ces yeux de verbe éteint dans les trous énormes du langage, ces cœurs d’acier derrière un masque ? Je désespère d’eux. Séparés des autres, des étoiles, des cailloux, des arbres du savoir et de la terre parturiente, nous ne sommes que poussière. Il faut retrouver l’âme dans les interstices du vivant, saisir l’étincelle, le suc, la moelle. La réponse des morts est celle des vivants. Si je n’en savais rien, je m’en remets à l’école de l’écoute. La vraie couleur de l’herbe est celle du regard. Je m’en irai moins seul de me savoir aimé. J’apprends à épouser le sacré des racines, depuis la pierre jusqu’à l’homme. Je ne veux pas la mort des métaphores, des catachrèses et des métonymies. Je ne veux pas l’absence du verbe être. Mes yeux noyés de brume réclament la lumière.
Comment vivre ? Comment dire ? Comment marcher sans piétiner ses pas, parler sans détruire les mots ? Le véritable abîme, c’est l’homme quand il tombe. J’ai beau écrire avec les poings serrés, que peut la volonté d’un livre quand la vie est dans ses p’tits souliers face au gros bout du bâton. Le son procède par silences pour faire de la musique, la montagne par ses pentes, l’amour par caresses. Contrairement au crépitement du feu, l’eau gèle sans faire de bruit. Je n’ai jamais rêvé de conquérir l’espace ni cherché Dieu dans les décombres. Je bâtis ma demeure avec des brins de paille, des petits mots de rien, des chicots, des cailloux, le vol feutré des synergies. On ne devient pas mieux, on ne devient pas plus en acquérant des choses. Les hommes sont devenus plus lourds que la terre. C’est l’énergie cosmique qui empêche la chute. J’habite le côté de l’espace où l’homme reste debout, où l’âme veut grandir.