Des images en bataille
Ma tête est pleine d’idées, de larmes, de poèmes, de mots en noir et blanc, d’aphorismes en couleur. Un chevreuil traverse la route à pas lent, se demandant pourquoi tous ces petits yeux rouges dans le cul des autos. Adossés contre une pierre, étiolés mais têtus, les brins d’herbe résistent au passage du vent. Le froid épouse la chaleur. L’espoir s’est réfugié dans l’œuf, la caverne, la peau. J’aime quand le vent m’interrompt et change de visage, quand la pluie devient neige et se confond au ciel, quand la terre blanchie cherche le pas des bêtes. Je marche dans la neige à grandes prosopopées, laissant tomber des mots pour retrouver ma route, des jambages de prose, des voyelles en brindilles, des consonnes en gros sel, des images en bois sec. Le lac vient à moi. Je m’approche à portée de me mirer dans l’eau mais la glace a brisé son miroir. Ce que j’ai pris pour un ange est un harfang sur une grange où s’apponte le jour. Ses regards s’entrevoient comme deux phares noirs multipliant leurs signes. Plus loin, une bande de vieux sapins se serrent les coudes sous le poids de la neige.
Les mains de l’hiver sont rudes. Elles ne caressent qu’à rebrousse-poil. Ses doigts bougent à peine. Le ciel de ses yeux est chargé de nuages. Le lait de sa voix tourne en crème. Le vent de son visage est froid. Il faut se sortir l’âme du corps pour réchauffer ses lèvres. Ses yeux ont des lunettes de givre. Il faut voir avec les oreilles mais les sons prennent en pain. Est-ce le vent qui chante, les nuages qui jappent comme des chiens manqués ou les arbres qui pleurent sous leurs habits d’hiver ? Pourquoi suis-je ici plutôt qu’ailleurs ? Perdu dans cette immensité, je marche avec les pieds du cœur. Quand je parle du pain, j’écris avec la voix du ventre. L’horloge de la vie se détraque à toute heure. Quand je titube, la lumière du matin me pousse de la main. Je regarde avec des yeux plein de ronds dans l’eau, le corps plein d’oiseaux, la tête sans pieds de bas, la cervelle en broussaille, des mouvements d’humeur dans les élans du sang. Je roule ma pensée dans les coins du cerveau comme un minou de poussière. Les gens creusent de grands vides entre leurs yeux qu’aucun mot ne peut vraiment remplir. Si j’écris, ce n’est pas qu’il me soit facile d’écrire, c’est que je peine à ne pas le faire. Pour en finir avec les mots, je dois terminer mes phrases.
Des étoiles tombent comme si l’aimant du ciel faiblissait. La neige comme une fille un peu grasse s’affale sur le divan des branches, le sofa des épines. Luttant contre le froid, mon sang bat la chamade comme des souris qui coursent dans la paille du cœur. Il arrive qu’un très beau paysage, un lever de soleil, la course d’un chevreuil viennent y mettre le feu. Les flammes grimpent jusqu’aux yeux avec des éclairs de joie redressant l’horizon. Selon le contexte, toutes les phrases peuvent être bouleversantes. Il y a des paysages qui parlent, des mots qui chatouillent l’oreille. Il arrive que la beauté nous morde jusqu’aux tripes. Le cœur se niche entre les doigts et l’âme s’impatiente. Les stores dans les yeux s’abaissent et se relèvent comme des notes de musique. Il y a longtemps que la patrie du ventre n’exige pas de passeport. Il faut donner du pain à celui qui a faim. Je suis les miettes de pain qu’on lance aux oiseaux, les traces du pollen, la sève dans les arbres. Je suis la route sous la neige avec les pas de la mémoire. Je vois par le bout des doigts. J’écris avec le bout de la langue. Je mange par les oreilles et les yeux. La nuit, mes pupilles se dilatent comme les nyctalopes. Quand on fait de Diogène la folle du logis et du poète un canari, je prends les mots par la peau du cou et l’arbre par la plante des pieds. Je lance des cailloux sur les maisons de verre, des ronces dans les banques, des roses dans les yeux, des phrases dans les mains. La seule pureté de la langue est celle des baisers.