Des pissenlits en pot
On a remplacé la lune par la télévision, les actes archaïques par une parabole. À défaut de voyance, je suis toujours celui qui cherche ses lunettes. J’invite le soleil au milieu de la nuit, l’eau cachée des pierres au centre du désert, une écriture de plantes sur le sol des pages. Éclair par éclair, je ramasse des yeux le texte fracassé. Chaque main est un trésor dans l’humus des gestes. La graine qui commence finira par un fruit. L’enfance en moi a gardé sa lumière. Je n’ai pas fait mon trou ni carrière ni fortune. Errant parmi les mots, je n’ai jamais trouvé le temps, celui qu’on emprisonne à la petite semaine. Je suis resté dans le pays des fées, des gnomes, des fleurs conjuguées au verbe de la pluie. Je n’écoute pas les marchands, les vendeurs, les preachers. Seules les maladresses de l’amour nous apprennent à grandir, les larmes qui bâtissent une église de sel. Trop de gestes se perdent dans un fouillis de bras. Le présent ne contient qu’une partie du temps, un pont entre une vie et la suivante, un simple pas de deux sur une symphonie.
Qui de moi ou de l’autre dessine sur la page le visage des mots ? Faut-il sauver la vie d’un suicidaire, quitte à brouiller les cartes, à tourner les coins ronds, à rallumer le feu d’un dieu de pacotille, à planter des orties dans les craques de trottoirs, des pissenlits en pot, à prêter une âme au banal des choses, une langue à la pierre, cicatriser les pas sur les tapis de sel, donner au nécessaire l’apparence du rêve ? C’est parce qu’on ne sait pas vivre qu’on a besoin d’argent. En temps de guerre, la mort est contagieuse. Les hommes floués par la finance, filoutés par le temps, escroqués par la vente, n’ont pas tort d’être déçus. Malgré tout, dans cette vie de merde, une pluie intérieure vient laver jusqu’à l’herbe. La tendresse parfois montre le bout de son nez, la pointe d’un sein, le sourire d’un fruit dans la bouche affamée. La pluie qui vient de haut fait grossir les graines, incline les fougères et agite les feuilles. Entre les mots d’un livre, des gestes se préparent. Lorsque la fleur se fane, son odeur persiste sur la tige des phrases. La lecture du corps exige aussi des mots. J’entre par eux dans l’existence de l’oreille. Dans l’hiver du silence, lorsque le corps claque des os, la terre se recouvre d’un manteau textuel. Je mords dans l’espace avec des dents de fleurs. Écrivant le mot pierre sur un texte d’argile, je caresse la terre avec les mains de l’herbe.
Revenu du fond des eaux comme un corps de noyé, revenu de l’abîme comme un oiseau en vol, je me débats avec l’incertitude, les ailes brisées, les os broyés, les grandes métaphores, les phrases enroulées sur elles-mêmes, le chatoiement des choses. Sur la même terre des hommes, les fleurs côtoient les armes. La peau de l’âme saigne sous le crayon des chiffres. Le peuple des caresses se cherche une patrie. Dans la mémoire forestière, les animaux s’avancent précédés de leur ombre. Au fond du labyrinthe, je porte la lumière d’une lampe encore chaude. À l’instar des planètes, le corps se compose de son passé fœtal, plus liquide que solide. Qui détruit la nature en perd l’équilibre. On ne voit pas la fleur arracher ses racines ni la roche en colère empoisonner la source. Un arbre, un ruisseau, une bête communiquent entre eux. Touché par la souffrance des pauvres, des enfants, des parias, je laisse tomber des phrases plus neuves que la neige. J’écoute le courant passer dans les milliards de cellules, la sève monter plus haut, le sang battre plus fort, le mouvement des mots agiter l’alphabet.
La supposée cruauté des animaux n’est rien face aux comportements de l’homme devant l’argent, la soif de posséder et le goût du profit. L’homme infatué se laisse facilement séduire par les petits pouvoirs. Dans les couloirs aseptisés et lesw salles d’attente, il m’arrive de penser que les mouches et les araignées dans le plafond portent l’espoir du monde. L’épaisseur de la neige appelle la transparence. À l’instar du sang, de l’eau, de l’air, l’âme se faufile partout faisant du corps un peu plus que matière. Quand la matérialité des instruments de musique rencontre le souffle et la main, l’essence et l’existence se rejoignent. Ouvrant les bras vers le ciel, je sens monter en moi tout la sève des arbres. Je me sens plus d’affinité avec les animaux qu’avec les rôles sociaux.
Les costumes des bêtes s’intègrent au paysage, leurs coutumes à la vie. Mon corps a gardé ses bourgeons, ses fourmis dans les jambes, sa chair d’animal. Je me reconnais dans tout ce qui bouge, germe, grenouille, dans la pluie et le vent, le rêve des neurones dans le cerveau de l’air, les bourrelets des montagnes, la marche des insectes, les mésanges qui parfument leur nid, les bulles d’eau flottantes, l’éthique végétale des forêts, le pinson Frédéric répétant sa rengaine. Quand il pleut, je mets ma tête dans les nuages. La neige ne ment jamais ni la rosée ni la pierre ni les nœuds de bois têtus comme la vie. Aucune horloge n’est juste. Le temps ne passe pas toujours à la même vitesse. L’ennui ou le plaisir allonge ou raccourcit les heures. Il faut aimer la vie plus que le sens de la vie. C’est uniquement l’amour qui lui donne son sens.