Deux petites choses

Publié le par la freniere

J'ai gardé son permis de conduire après sa mort. Mon pouce traîne sur la surface lisse de la photo. Il me ressemblait au même âge. Il a vécu une belle vie, il a rendu plus de gens heureux qu'il n'en a rendu triste. Qu'est ce que cet homme a accompli ? Cet homme relativement normal, mourant à un âge relativement normal ? Pour ma part, il m'a transmis la même forme de nez qui penche un peu à droite, le rire comme un gloussement nerveux. Mais il était plus difficile de s'apercevoir que j'ai la même manière qu'il avait de s'emporter à table, cette curieuse façon de défendre ses arguments en baissant la tête tout en rassemblant les miettes de pain dans le coin de table le plus proche. Dans ce cas précis l'observation d'un tiers était indispensable. La nature est ainsi faite que lorsque l'on se penche sur son propre cas il n'y a pas plus mauvais observateur que soi-même, autrement la compagnie des autres deviendrait vite sans saveur, nous n'apprendrions rien de nous-mêmes de plus que ce que nous savons déjà. C'est ainsi que je suis devenu quelqu'un, j'aurais voulu que l'on me donne au moins le choix de devenir personne. C'est ainsi que je suis devenu cet homme qui se rase devant son miroir, il est facile de déterminer les contours de mon existence, je suis cet homme qui descend la poubelle.

Des choux pour oreilles, le visage en papier, une carotte en guise de nez. C'était l'homme du potager. Je n'ai connu que ces yeux gris comme un matin d'hiver incrustés dans un physique slave. Il parlait très peu, c'était un de ces taiseux. Cela ne l'empêchait pas de rester dans une posture toujours pleine de bienveillance lors des réunions de famille, c'était un homme simple, sans méchanceté. Je sais peu de choses sur lui, je ne sais même pas si il parlait polonais. C'était un homme en rapport avec la terre, et pour cela c'était un des derniers dinosaures. Un colosse aux sourcils de fougères, un colosse ayant travaillé dur toute sa vie. Routine des mots, routine des gestes, toute cette vie à cultiver son potager. Le potager cultive peut-être l'homme autant que l'homme cultive le potager. Vers la fin de sa vie il était toujours très actif, s'occupait de ses plans de tomates, et entre chacune de ses actions il s'essoufflait un peu avant de se remettre à travailler, il y avait le rythme de ces souffles. Il s'est essoufflé jusqu'à souffler sur sa flamme pour s'éteindre de lui-même. Le potager est resté en deuil.

 

Casimir

 

Publié dans Poésie du monde

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