Douter de l'homme
Depuis qu’ils ont un prix, les objets perdent leur âme, même la tendresse enfouie dans les livres d’images et les bougies de fête qu’on éteint pour la frime. Quand la vieillesse ignore ce que fut la jeunesse, l’enfance n’ose plus sortir de son cocon. En même temps que les chiffres, l’histoire, les dates, on lui apprend la haine sur les bancs d’école. Elle ne sera jamais le papillon qui pompe le suc de sa rose, la main qui sait flatter le pelage des loups, un filet d’eau glissant comme un serpent d’espoir. Prenant la partie pour le tout, les yeux de l’âme s’aveuglent dans les regards de chair. L’eau intérieure s’embrouille de mille détritus. Depuis qu’on nous fait croire que l’argent et la religion font le bonheur, on nous fait faire la guerre, dénaturer la terre, empoisonner le pain, tuer les étrangers pour un vulgaire chiffon ou un bout de papier. Détruire est plus payant, on n’ose plus s’aimer. On peut toujours douter de l’homme, mais jamais de la vie. Il faut creuser la terre avec ses mains, toucher le cœur avec ses mots, se mettre en marche à travers les barreaux, traverser le réel sans en garder le fiel, choisir entre l’horreur et la merveille, l’horloge et la saison, l’économie ou la bonté.
Il arrive que les baisers fassent mal ainsi qu’un miel empoisonné, que les poèmes d’amour finissent en épitaphe. J’ai triste pour les rues pleines d’enfants affamés, les mers pleines de mazout, les hôpitaux soufflés sous les bombes et la haine. J’ai mal aux fillettes enceintes prenant la vie pour une poupée, aux moutons de panurge fonçant sur l’autoroute, aux anges crucifiés sur les téléscripteurs, aux blés d’or pourris par les cotes de la Bourse, au beau bleu de l’azur fissuré par l’atome, aux tristes marguerites effeuillées par la haine, aux femmes esseulées, aux jeunes matraqués, aux bêtes à l’abattoir. J’ai triste pour les pieds mal posés sur le sol, les mains pleines d’échardes, les épaules courbées sous le poids des rapines. J’ai triste pour la terre qu’on ne sait plus aimer. À force de faire chier le monde, on finit constipé. À force de faire le chien, on finit par japper. Le vent tombe et pique dans son assiette. Nos voix dans l’ouragan ne sont que des éclairs. Écrire est un volcan où je cherche refuge. Ce n’est pas dans l’espace que se perd le temps, mais dans l’horloge pointeuse, la grille des horaires, les modes d’emploi du jour.
Les hommes sont devenus si durs que le sol se dérobe. J’apprends à lire sur la peau les cicatrices des désespérés. Le poids sur nos épaules n’empêche pas de grandir. Je ne sais pas pleurer autrement qu’en voyelles. Dans le manège des saisons, j’ai pris le cheval Printemps, et le voilà déjà qui traverse la neige sans se soucier du temps. J’évoque avec des mots de pauvre les trésors du coeur, l’insolence des piafs, la houle des lavandes, l’émoi des libellules, les lèvres de la source qui embrassent la terre, l’espoir fragile des bateaux en papier, l’odeur des tartes aux pommes, une rivière de doigts dans le flot des caresses, le rire des enfants à contre-emploi du monde. Sur la grande page des questions, des phrases attendent la réponse des mots. Le premier pas qu’on fait ne disparaît jamais. Il amorce la route que l’on peine à poursuivre. Jetant ma brouettée de mots sur la tombe du silence, je ne sais pas si je m’allège ou m’alourdit. À chaque battement de cil renaît le paysage. Nous savons si peu de choses, quelques cercles dans l’eau, un éclair dans la nuit, quelques cailloux pointus dans le gravier de la voix, quelques bêtes voyelles dans le troupeau des mots, quelques trous dans les murs.
Nous aspirons plus que de l’air. Nous respirons l’espace. Nous expirons le temps. Nous mangeons la vie dans la chair des fruits. Nous sommes un atome dans des milliers de galaxies, mais chaque atome compte. Il faut sans cesse faire attention à l’autre, caresser le chien, se laisser séduire par les fleurs, nourrir par la terre sans lui voler son blé, parler aux arbres avec la langue des oiseaux, ouvrir la porte et les fenêtres, se remplir de soi jusqu’à la gueule, accueillir les messages émis par les étoiles, tenir le monde ensemble, vêtir de dentelle le débraillé des ronces, changer la donne du paysage, chausser les petits pieds qui poussent dans les grands, souffler avec le vent, siffler dans les roseaux, donner son temps, sa chair, sa pensée. Seul ce que l’on donne existe. Le reste disparaît. On vit de ce qu’on offre. On tue de ce qu’on vend. Ce qu’on ignore fait de nous ce que nous apprenons. Ce qui sépare nous unit. La route n’existe pas sans ce qui mène à elle, sans les pas qui la font, sans l’écriture des ornières.