Entre deux quintes de toux

Publié le par la freniere

Nous ne sommes jamais au-dessus de la souffrance ou de la joie, à peine en-dessous. Tant qu’on reste un homme, on n’est jamais tout à fait bête, mi-ange mi-démon. On a tous un double qui nous prend à la gorge, une main en forme de larme, une autre en forme de poing. Le monde est rempli de clôtures, des barbelés, de portes. Il y a encore des hommes qu’on fusille debout, des femmes qu’on torture, des enfants qu’on enrôle de force. La vie du siècle me déchire. L’avis des comptables m’indiffère. Je n’ai jamais été crédible au regard des banquiers. J’ai raté l’aiguillage. Je me sens frère de chaque goutte de pluie, complice de l’orage, confident des étoiles, narrateur de la beauté perdue. Les choses les plus simples sont de petits miracles, un insecte inconnu folâtrant sur la table, un suisse roux entrant par la fenêtre et chipotant mes mots, un poisson rouge dans ses cloisons de verre, deux geais bleus dans les cèdres me regardant sourire, une souris trottinant sur mon ordinateur, un papillon qui pompe le pollen, les pots de fleurs du balcon dégouttant de soleil, des milliards de larves qui éclosent, un cri de corvidé, une lettre que je croyais perdue qui glisse d’un fauteuil, un poème surgi entre deux quintes de toux. Les dates historiques importent peu. Toutes les pierres existaient avant l’homme. Les jours de montagnes ont des millions d’années. À la merci les uns des autres, chacun cherche à se vendre. Un banquier ne vaut pas un chevreuil, un soldat moins qu’un chien, une simple caresse plus qu’un chèque au porteur. Pour les marchands, la vie est une affaire d’épicerie. Ils auront beau me fouiller, je n’ai rien dans les poches à part mon amour.

 

Cette nuit il a neigé jusqu’au cœur des hommes. Le café chante sur la table, premier regard, premier goût, première odeur. Le pipi du matin réveille l’eau dormante. Je repêche dans l’air des paroles vides ou pleines, des bouts de vie à recoller, des enfants égarés. Derrière les mots, il y a des questions, derrière les gestes des réponses. Il est rare que les deux coïncident. L’être et l’avoir se regardent en boxeurs. Malgré le froid du temps, la chaleur palpite sous mes ongles. Oubliées par la vie, des patates ont germé dans la brocante du cœur. Des oignons font la queue. Rien n’est vraiment perdu tant que le blé repousse dans les tranchées de guerre. Des anges naissent au dépotoir avec des rêves plein la bouche. Des pissenlits tiennent tête au smog des cités. Un chant d’oiseau se mêle au bruit des éboueurs. Des casquettes font la tête sur le cou des années. Le lichen s’accroche aux visages de granit. Une caille courcaille en picorant les foins. Les autochtones voient rouge. La terre battue des pauvres relève son index et pointe vers le ciel. La faim prépare le pain. Un peu de soleil passe à travers les pigeons. La pluie soude toujours l’azur avec la terre, augmentant la focale des yeux. J’ai les mains rougies à force de tirer sur la corde raide et le diable par la queue. Un colibri volant à reculons me provoque à sourire. Je varlope à la ripe en menuisier des mots.

 

Les arbres parlent en dormant, les pierres en se taisant.  Un seau vide préserve le souvenir de l’eau. Avec le pas des phrases, je traverse ma gorge dans le vertige d’être debout. Ce n’est plus l’heure du nombre. C’est un par un qu’il faut toucher la foule, faire de tous quelqu’un. Trempant les mots dans l’encre chaude, renchaussant mes cahiers, je m’apprête à l’hiver. C’est terrible d’écrire. Il faut apprendre à vivre. Il faut savoir aimer. Le véritable bruit de la vie est imperceptible à l’oreille. Il circule des atomes aux voyelles, des étoiles aux consonnes. Il pulse sous la peau et les muscles de l’air. Ce n’est pas la destination qui compte mais le voyage dans l’immobilité. Il permet d’accéder à la vie intérieure. Une simple fourmi peut nous guider vers la lumière. C’est la métamorphose du bas vers le haut nous permettant de voir ce qui n’a pas de fin.

 

C’est l’automne. Les arbres laissent tomber leurs feuilles, dévoilant à chacun leur intimité. Ce qui est fini se prépare à commencer. Ce que l’on perd en profusion se gagne en intensité. Un doigt garde la page où le monde se cache. Il n’y a pas d’attente sans trouvaille. J’ai toujours pris mon temps. On peut vivre sans sauter au cou de chaque minute, sans partir à la course sur le pas des secondes. Habiter dans les bois resserre les liens avec la vie. Habiter la ville les dilapide en gestes dérisoires. Je n’ai jamais vraiment quitté ma vie d’ermite. La présence des autres affadit la nature. À la saison de la chasse, il suffit que les hommes s’en aillent pour que les bêtes reviennent. J’ai découvert ma voix entre une caisse de livres et des raquettes à neige. J’offre mes heures aux pages blanches, celles de la neige ou des cahiers. J’appartiens aux forêts, aux clairs de lune, à l’alphabet. J’aime les gens mutiques, les vieillards sur un banc qui ne parlent qu’aux oiseaux. Le temps des bêtes respecte les saisons, celui des hommes souille le cours des choses. La vraie vie s’agrandit des gestes les plus simples.

Publié dans Prose

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