Entre les lignes
J’arrive d’un village à l’avant-garde des niaiseries. J’ai quitté ce non-lieu pour avaler le monde. Ça sent la terre fraiche quand il pleut par ici. Il me semble renaître dans le mouvement des mots. L’ombre des chiens porte mes pas. Je les promène chaque matin en mémoire de mon loup. Je marche presque nu. J’écoute le vent toucher les grandes orgues vertes de ses doigts musiciens. Je regarde la lune sous sa paupière diaphane. Je n’oublie pas pour autant ceux qui se déguisent en morts, l’homme attaché à sa valise, l’homme rivé à sa machine, ayant troqué la clef des champs pour celle d’un casier, le paréo du rêve pour un sarrau qui pue, le merveilleux des contes pour le trou vide des choses. Je ne brûle pas ce que j’ai vu. Je sème d’autres graines. Mon cœur tend ses mains vers ceux qui perdent pied. Des rêves attendent sur le seuil qu’on leur ouvre la porte. Je pisse de l’encre sur une page comme du sang dans la chair. À chaque jour quand je m’éveille, je mets un peu de mots sur le dos du matin. Le temps pousse dans les branches. Le cou du vent palpite sous une écharpe de sapins. Je veux vivre désormais dans la magie des plantes, naviguer à l’estime dans un courant cosmique.
Rien n’est banal dans un bois. Dès le second regard tout a déjà changé. Le plus petit murmure dépasse les montagnes. Chaque bruit a son écho, chaque lumière son ombre. Les vagues végétales nous déportent plus loin. Elles transforment le temps. La terre a des battements de cœur espacé de mille ans. Il n’y a qu’un poète pour en prendre le pouls. Des doigts de brume tâtonnent sur l’épaule des arbres. Je marche de plein pied avec l’horizon. La rivière coule sans lever les yeux. Elle charrie dans son cours des italiques frissonnantes. Issus d’un monde immémorial, ses mots tombent en cascades. Ses phrases émeuvent comme un dessin d’enfant. C’est moi qui lis entre les lignes, les failles, les falaises. Son cahier d’écriture est composé de pierres. Son encre est bleue ou verte avec quelques points d’or. En souvenir de la musique humaine, je cueille du silence, un bouquet de soupirs, quelques notes d’oiseaux. Je cherche dans ma tête des mots qui interrogent et d’autres qui éclairent. Je ne peux plus écrire sans devenir la terre.
L’ombre des pierres s’agite et remue les orteils. Il est bruyant le travail de l’eau, mais contrairement à l’écriture où ce qu’on voulait dire reste toujours entre les mots, j’y entends ce que je veux entendre. À la tombée du soir, la tête humaine des arbres fait de l’œil aux fantômes. Je mange du hautbois à défaut d’en jouer. Je suce des cailloux suintant la poésie. Je siffle des orages entre mes dents perdues. Je dessine à la craie un havresac de foin sur l’épaule des collines, une vieille grange bancale où dansent les souris parmi de vieux outils, des poils de bardane et des orties violettes. Je crois à la résurrection des graines, à la magie des fées, à l’horlogerie de l’eau. Je m’introduis partout dans les nuages du soir et les gouttes de rosée. Je nomme chaque brindille d’un petit nom de fleur. J’imite les corneilles sur un sifflet d’enfant, les merles sur un fil, tous les vieux clous rouillés qu’on arrache des planches et les chevreuils en rut.