Faire le plein

Publié le par la freniere

Q

uand un enfant sourit, on trouve toujours quelqu’un pour le faire pleurer. On ne voit pas tout ce qui pousse mais on en fait partie. On se nourrit les uns des autres. Quand on frappe un enfant, c’est notre enfance qu’on blesse. Quand on néglige les vieillards, c’est notre âme qu’on tue. Quand on fait des affaires, qu’on spécule, qu’on marchande, c’est la terre qu’on spolie,  l’univers qu’on pille. Quand une maison brûle, on trouve toujours des cendres pour accuser le feu. On ne se voit jamais, même sur un écran. Celui qu’on voit est déjà quelqu’un d’autre. Ce que l’on touche est déjà autre chose. Tout bouge constamment, en seconde ou en siècle, en parole ou en geste, en chose ou en néant, en verbe ou en silence. Chaque nouvelle fleur transforme l’odorat. Chaque horizon redessine l’iris. Quand un homme se noie, on trouve toujours des vagues pour éloigner le corps, pour effacer la mort. Ce qui fait la musique, ce sont d’abord les silences et la respiration. Ce qui fait l’homme, c’est d’abord ce qu’il sent, ce qu’il voit, ce qu’il touche. Il faut faire le vide pour laisser place au tout, faire le plein d’espérance.

         Quelques amas de neige survivent au printemps. Le ciel fait tomber de grandes larmes paisibles. Sous les paupières des nuages, la chaleur du soleil efface peu à peu cet hiver de Breughel. Qu’est-ce qu’on peut dire de plus sur la neige fondue, la blancheur perdue, le froid devenu tiède, les vieux os qui traînent sur le sol, les nids de poule parsemés de gros sel ? La fin de l’hiver est comme une photo émulsionnant son négatif. Les couleurs apparaissent. Les formes sont moins floues. Ce matin, je regagne la montagne, vers ce nid que j’ai moi-même quitté, cette manière d’être là, au plus près de la bête. J’ai besoin des conseils d’un loup, de la résine amère, de la sève d’érable, de ces plantes sauvages que la lumière rend folles. L’odeur des feuilles mortes annonce le regain. Le paysage entoure mes épaules de ses bras invisibles. La peau de l’âme effleure le papier sous les roulements de l’encre. Il suffit d’un crayon pour traverser les murs, pour avancer dans l’homme un peu plus loin que lui.

         Foin des klaxons et des sirènes, je m’en remets à l’acoustique de l’âme, ces quelques étincelles qui jaillissent en nous, comme venues d’ailleurs. L’espace intérieur est rempli d’échos qu’il faut sans cesse traduire. Foin du béton et du plastique, je m’en remets à la résistance du roseau, à la fragilité des fleurs, au vol des libellules. La main du scribe, du peintre, du semeur est une pure merveille. Elle remanie le paysage en s’y incorporant. La courbe des collines, les détours de l’eau, les sentiers qui bifurquent sont les virgules du sol. Aucune feuille n’a son double, aucun visage les mêmes rides. Le plus lointain m’apprend à déchiffrer le proche. Je me retrouve toujours parmi les arbres qui font signe, les rochers qui escaladent le ciel, les fleurs qui embaument, les bêtes qui urinent mais il m’arrive de me perdre parmi les hommes quand ils font des courbettes pour une poignée de change. Je suis plus près de l’homme en gardant mes distances. Les différences entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit. Partout la couleur humaine prend le pas sur la couleur locale. Je ne suis pas ce que les autres pensent de moi. Je ne serais qu’une apparence. L’illusion est un habit de l’identité. Chaque chose est beaucoup plus qu’elle n’est.

         J’ai grandi dans l’amitié d’une rivière. Elle chante en moi mais elle coule si loin. L’eau n’aime que l’eau. Elle s’évapore et disparaît quand il n’y a plus d’eau. J’écris comme on dresse un herbier. Chaque mot est une plante. Une sève ironique en pagine la tige. Je tire à moi un nuage, une source, une épave. La mort, ce n’est que l’âme qui se lasse du corps. Ce qui manque au néant est ce qui manque à l’être. Ce qu’on aime et admire ne demande pas qu’on le comprenne. La poésie n’éclaire pas mais elle peut nous guider. L’aveugle dans sa nuit crée sa propre lumière. Chaque pas vers la cendre permet de croire au feu. Chaque baiser laisse présager l’amour. Si chaque pas vers la mort nous prouve qu’on existe, ce n’est pas une raison de courir. Où le monde se rue sur les dernières idées, je tire sur la bride. Je préfère la lenteur de la pensée à la vitesse des opinions, la profondeur de l’amour à la fugacité des émotions.

Publié dans Prose

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