Il neige sur mon cahier
Je n’ai pas à imaginer l’hiver. J’y habite quatre mois par année. La terre somnole sous la neige. Son haleine s’embue sur les trous des cascades. L’eau ne dort que d’un œil sous la glace du lac. Le blanc s’étale comme une présence, un pansement de ouate sur les blessures du sol, un onguent sur l’acné de l’automne. La neige dévore tout et s’empare de mes lèvres. Tout est lavé de frais. Chaque flocon met du sien. Les arbres perdent la tête, sauf les conifères où s’abritent les geais. Il neige sur mon cahier sans ligne. Je m’y creuse une route avec la pelle d’un Waterman. L’encre bleue se mêle au grain des pages. Les phrases me traversent. Je me laisse envahir. L’espace se couche sur le papier, les hommes, les animaux, les arbres, les nuages, les toits. Je me cogne en bout de ligne et trébuche sur la ponctuation, les prés tachetés de virgules. Mon corps s’emboite dans les mots comme une pierre sous la neige, non, plutôt une fleur sur sa tige, la sève sous l’écorce, une lumière dans l’embrasure du monde. Je me glisse dans les vides. La neige tombe sur ma tête. Mes cheveux blanchissent et se transforment en eau. Elle coule dans mes yeux et tombe sur la page en petits lacs de mots. Toute une vie de clôture disparaît sous la neige. Une poignée de mésanges picorent l’infini. Leurs petits cœurs battent dans le cœur du matin.
Les feux s’allument dans les masures. Leurs flammes lèchent le froid. Je m’y recueille entre deux phrases, entre deux mots. Les pieds sur la bavette du poêle, j’émiette le pain de l’écriture et la mie des images. Il y a dans chaque chose une part invisible, un trou derrière le ciel. Il y a toujours une âme dans un corps qu’on essaie de museler. J’écris pour mordre le bâillon, démuseler les muses. La pensée s’évade par une fissure de la conscience et vient toucher le corps. Toute la peau frissonne d’un paragraphe à l’autre. Quand le cœur se contracte, tout le sang se propage. Chaque phrase l’accueille. Il faut se dégager de la matière comme la flamme du feu. Je voudrais que le ciel règne dans mes livres, que la lumière s’évade de la gangue des ombres. Le vent est un baiser sur la bouche de l’air. Les petits mots ne mentent pas. Ce sont les grandes phrases qui défigurent le sens. Lorsque la chair hésite, l’âme retrouve son élan. L’enfance revient toujours reprendre la parole.
Comme un grillon surpris dans la poussière, j’écris pour ne pas m’asphyxier. Le crayon est pour moi comme un sixième sens emmagasinant le paysage. Lorsque je n’écris pas, je le pose contre ma tempe comme un chat se passe la patte derrière l’oreille. Ma langue s’arrache à la pierre, s’écorche aux épines, s’embrase dans le vent. Déjà taiseux de nature, je ne suis pas causant avec les morts vivants. Ce qu’ils disent ne m’intéresse pas. Je me fous des couleurs à la mode, des sports de riches, du prix des choses, des dernières nouveautés, de l’opinion tranchée à l’opinel des sondages, des farces plates qui dilatent la rate et du pipi caca des demeurés de service. Le sourire des choses n’est souvent qu’une blessure. Je parle avec les arbres, les livres, les tableaux. Je danse dans la valse du vent. Je ne pointe pas à l’usine ni au salon du livre. Je ne lèche pas les vitrines. Je traîne dans les musées, les salles de pas perdus, les avenues désertes. J’aime les plages en hiver quand il n’y a personne, les fonds de cour, les hangars, les toiles d’araignée, les appentis de guingois, les tempêtes de feu que laissent les poèmes, les lunes cachées dans les tables de nuit, la sève renaissant de la cendre.
Les hommes tuent jusqu’à l’air qu’ils respirent. Ils empoisonnent l’eau. Ils emprisonnent le rêve dans des cages de verre. Le ventre des morts gargouille sous les pieds des maisons. La terre se crevasse sous le poids des saisons. Les sentiments s’émoussent dans le froid des raisons. Pour échapper au fisc, l’or du soleil se réfugie dans les yeux des pauvres. J’ai les lames de la mer pour tailler mon crayon, les larmes des enfants, les alarmes du cœur, le canif du temps, l’opinel des mots. Je ne sais pas ce qui passe en moi. Ça fait du bien quand les mots sortent. Ça libère d’un poids. En ne cherchant qu’un pas, j’ai trouvé l’horizon. La langue traverse la matière. Les mots titubent ou sautent à la figure. L’urine de l’encre laisse des cernes sur la page. Mes yeux habillent les collines et dévêtent les ombres. Je n’écris plus en vers ou en lampées de vin, mais en douillettes de pain qui fondent sur la langue. L’anecdotique s’évapore au profit des images. J’écris les pieds posés sur une planche en bois pour ne pas m’enliser dans la vase des mots. Mes cahiers s’empilent, mais je reste fragile. Ils ne protègent de rien, surtout pas de soi-même. L’autre côté des choses m’attire comme un aimant. Je voudrais tant porter mon souffle à l’autre bout de l’air, plier et déplier le cœur, toucher l’âme du monde, regarder l’invisible avec des yeux plus vastes, redire avec des mots le perdu de la terre et peindre la mémoire avec ce qui n’est plus.
Ce n’est pas la pureté de la langue qui fait la pureté. Le concret et l’abstrait, le moderne et l’archaïque se donnent rendez-vous. La mémoire n’est qu’un mur où renvoyer la balle. Qu’on rende la route aux hérissons, la terre aux arbres, la mer aux bélugas. Il est trop tôt pour disparaître. Des gouttes d’eau perlent à la sortie des branches, des perles de résine sur l’écorce des pins. La montagne replie ses épaules sans ailes. Les érables en dormance n’osent plus rêver de feuilles. Heureusement que la sève continue son travail. Emmitouflés dans leurs bottines de neige, les arbres ont les chevilles qui gonflent. Lorsque le froid s’amène, l’air se fige au cœur de l’immobile. Seul le soleil frissonne parmi les ombres blanches. Les épouvantails échangent leur chimère de paille pour une chemise de givre. Le théâtre des champs congédie son pollen. L’abeille ne fait plus la quête pour se nourrir de miel. La matière s’agite dans les trouées du vent. Pour avancer dans la grande nuit des hommes, les mots me servent de regard. L’écriture est une lampe de poche. Enfant, je m’en servais pour lire sous les draps. Mon corps assis devant la fenêtre soulève des images. Mes lèvres soupèsent les mots du paysage. Je n’ai plus que des phrases pour exister parmi le bruit des autres. Il y a tant de vide dans le trou de mes lèvres. Je m’arque boute au bord d’un abîme. La parole en apnée dans un petit carnet, j’époussette les ombres. Je dresse la table aux détresses d’enfant. C’est quand le corps grandit qu’on se sent à l’étroit. Au firmament des rêves, il n’y a plus qu’un ange de carton. J’allume un feu où flotte une odeur d’hommes. Quand l’enfance pâlit, le lait prend vite un goût de sang. Déchu des galaxies, l’inconnu m’appelle avec la flamme d’un briquet.