Imperceptiblement

Publié le par la freniere

Il y a longtemps que je marche sans m’appuyer aux murs comme d’un parent à l’autre. Chacun de mes pas fait bouger l’horizon. Tout paraît plus petit à mesure que j’avance. L’espace rétrécit. La lumière se divise en atomes. Les maisons séparées se font la courte échelle sur le flanc des collines. Les étoiles se rapprochent imperceptiblement. L’univers est un point sur une ligne infinie. La caresse agrandit la stature de l’homme. Le temps que deux baisers s’échangent, les montres battent comme un cœur. Ouvrant les parenthèses, je libère l’enfance enfermée dans les mots. Un cri que je n’ai poussé me réveille au matin. Je ramène de la nuit quelques mots, quelques phrases, un silence de huit heures, la demi-lune d’un rêve, une page froissée qui rend l’âme visible.

        

Les arbres dans la cour ont changé de costume Il a neigé si dru que même les mésanges ont perdu leur chemin. Le paysage a tourné sa doublure. Les mains vivantes se terrent dans les mitaines de laine. Une ombre blanche entoure les voitures qui passent avec leurs phares aveugles. Les flocons si légers alourdissent la neige en tombant sur le sol. Les gens s’arrêtent sur le seuil et n’osent pas sortir. L’absence de trottoirs m’attire vers le froid. Emmitouflé de mots, j’affronte la tempête. La route cale sous les pieds. Il faut à chaque pas réapprendre à marcher. Je garde les yeux nus pour affronter le froid. La neige file devant moi. Les essuie-glaces des paupières s’affolent dans le blanc. Ils n’arrivent plus à déblayer la vue. Je distingue à peine les formes de la terre et la couleur du jour. Il ne suffit pas de rentrer la tête dans les épaules pour ne pas la perdre ni de baisser les yeux pour voir le vide.

        

De retour à l’abri de ma propre chaleur, je laisse fondre la neige sur la terre du cœur. Je perds le fil du temps à ravauder les trous de mémoire. Les jours anciens renforcent les nouveaux. Des pages entières devant moi n’attendent qu’un frisson, une bille égarée, une toupie qui chancelle, une lettre oubliée, une apostrophe qui a perdu son l, un arbre roulant ses r jusqu’au bout des racines. Il y a un autre monde derrière les apparences. Les oiseaux qu’on dessine, je les entends chanter. Je naviguais déjà sur les vieux bancs d’école. Je dessinais la mer avec un opinel sur le bois des pupitres. J’invectivais l’orage par les fenêtres ouvertes. Je saluais les fleurs et les fous de village. En exil chez les hommes, les oiseaux se sont tu dans la mémoire du bonheur. Croyant tricher la mort, les hommes se confondent avec leurs habits. Prisonniers du théâtre, ils apprennent leur rôle sans connaître la langue. J’y cherche les répliques antérieures à la pièce, les réponses aux questions que l’on ne pose pas.  

        

La main comprend d’abord ce qu’exige la tête. On n’abat pas un mur pour en mettre un nouveau. Certains livres sont comme un feu dans du papier, une montagne à porter. Les blessures font la peau beaucoup plus que la chair. Le passé trop souvent nous bloque le chemin. Nous attendons du temps une promesse qu’il ne tiendra pas. La fleur n’attend rien. Elle pousse avec le temps, laissant à l’avenir une graine qui germe. J’ausculte la vie comme une fleur sa part de terre, un abîme son vide, une flamme son feu, un enfant son ballon. À chaque année, la vie grimpe un étage et nous mène plus haut. Entre les choses et les images, le silence et les mots, les os d’un nouveau-né et la chair des parents, le proche et le lointain, des phrases vont et viennent, s’entrecroisent et se mêlent, réunissant parfois les deux cotés du monde. La vie de l’homme va plus loin que ses pas sur la route.

Publié dans Prose

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<br /> Emmitouflé de mots, j’affronte la tempête.<br /> <br /> <br /> C'est tout toi, inchangé. Tu es une sorte de miracle. En six mots, tu fais vivre un monde.<br />