J'habite le poème

Publié le par la freniere

On ne raccommode pas le néant. Il faut détraquer la culture du commerce, le carrousel des mensonges, la machine à sous qui décervelle tout. Le rêve griffe à peine la peau dure du réel. La ville menace l’herbe de sa crasse. L’automne prend les feuilles par la peau du cou. Les arbres perdent leurs oreilles de chien. La bruyère s’enfuit vers des cieux plus cléments. Armée d’orties et d’aubépines, elle saura s’y défendre. La mer digère mal le cambouis et les bouteilles plastifiées. Les fenêtres habitées de pupilles crachent la délation comme des balles invisibles nourrissant la police. Les sourcils des nuages et les thalles des cirrus froncent le front du ciel. Une eau de lavasse claudique sur les toits. Le smog des usines ronge les bronches et nargue les poumons. Les tours à bureaux voulant rivaliser avec la vie ascensionnelle des oiseaux ne sont que des prisons de verre. Leurs gyrophares scrutent la nuit où les ombres longent les murs. J’y mange ce pain dur qui fait mal aux gencives, ce pain noir mal beurré, ce pain du désespoir qu’on boulange à regret.

 

Certains vivent pour ramasser des sous. Ils en meurent sapés en chêne massif, mais leur âme erre encore à la recherche de l’homme. Je préfère les mots. Ils font battre le cœur et font croître les plus vieilles racines. Certains cherchent un coupable. Je cherche la justice, la vérité, la vie. Même s’il est ridicule de vivre dans un poème, chaque matin, j’époussette les mots. J’y mets le couvert pour deux même si j’habite seul. Certains sont devenus plus attentifs aux formes qu’aux sentiments. Ils ne dénoncent plus, ils énoncent l’absence et répudient le sens. Ils ont une voix blanche exempte de toute phrase. Les signes de ponctuation leur servent de tuteurs. Tout au contraire, c’est par les mots que je m’adosse au monde. Ils ont comme des membres une seconde peau. Quand je me penche pour écrire, j’appréhende l’abîme sous le pont de papier. Je passe la main sur une page pour ressentir la vie et sentir son haleine. J’écoute les bruits de l’encre, les gargouillis des phrases. Mon doigt, ma main, mon bras, mon corps tout entier se glissent entre les mots. Les majuscules font peur. Les minuscules font rire. Je me promène entre les deux, un juron dans les dents, des mots doux sur les lèvres.

 

L’humus palpite sous nos pas dans sa fragile éternité. Un grillon fait la fête dans l’église des herbes. Le ciel se mire dans les yeux bleus du lac. Le vent est comme un signe de vie, une tape sur l’épaule, un pichenotte du ciel. L’œil ne fait que passer. Il ne garde jamais. La tête prend la relève pour revoir ce qu’on voit. Le cri de la rétine vient déchirer la page. J’y entre dans les mots. Je me recrée de l’intérieur. Quand je dis arbre, mes pieds s’accrochent aux racines. Mes yeux dansent avec les branches comme des feuilles de pluie. J’avance en équilibre sur la ligne d’horizon. Pour parler du matin, je m’invente un soleil au milieu de la nuit, un pays où la neige sent l’orange et le bleu des lavandes, cette langue des choses qui parle avec l’accent du bois, de la rouille et du fer, cette caresse éclose à partir d’un poing et ses doigts en pétales, cette poutre dans l’œil que les larmes ont sculptée en forme de bougie, cette pluie qui apporte le ciel au plus creux de la terre, cette lumière qu’on voit dans les âmes sans écorce, ces pas de chat botté enjambant le malheur, cette plume en duvet qui chatouille les pages. Le papier cicatrise ses boursoufflures d’encre. Il suffit qu’on les lise pour qu’elles saignent à nouveau. On n’en finit jamais d’apprendre à lire. Chaque phrase est une main d’enfant qui découvre le monde.

 

 

J’habite dans un poème aux meubles de guingois, ces mots aux pattes cassés, son armoire en forme de poitrine où l’on range le cœur, sa chantepleure de larmes dans l’évier des douleurs, ses tapisseries jaunies par le soleil des ans, ses ombres servant à boire un alcool de lumière, cette présence amie entre le sel et le poivre, cette morte versant l’eau fraîche de son cœur dans ma tasse ébréchée, ses nénuphars flottant sur l’étang des assiettes, son lit en bois d’érable, sa table tachée d’encre, ses fenêtres cassées laissant passer le froid, ses grandes planches en bois d’homme, son seau de phrases où trempe l’alphabet. Plié sur mes jambes de papier, je ne fais plus la course qu’avec un vieil érable.

Publié dans Prose

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