Je me suis fait petit
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e me suis fait petit. Je vis à l’ombre d’une fleur. Mes mots courent dans l’herbe à la poursuite du vent quand il penche la tête. J’ai enterré ma voix sous la cendre et l’humus. Elle germe en poésie. Quand je manque de mots, je grelotte comme un épouvantail sans manteau. J’invite les oiseaux. Parfois, je ne suis qu’un genou, à peine une rotule. Je suis un meuble dans le cœur, une maison dans un mot, un toit sur la parole. Parfois, je ne suis qu’un doigt, à peine un ongle, une éraflure sur le vide. Nous grandissons de tout ce qui nous manque. Trop d’avoir étouffe l’être. Quand la pluie rôde, la terre ouvre ses jambes. Les arbres tendent les bras. Les fleurs regardent vers le ciel. Face à l’éternité, quinze milliards d’années ne font qu’une seconde. Toute périphérie est l’obsession d’un centre. Le premier réflexe qui nous pousse vers le lait est le même qui me pousse à écrire. Je tète du regard une encre nourricière. Le temps qui nous mène vers la mort est le même qui nous fait naître. Son dessin dans l’air prolonge nos regards. Je me suis fait petit, un point quelque part au milieu du dessin, un atome du destin, une virgule en folie dans le grand texte des images, une bulle dans le vivier du monde.
Nous avons beau couper ses ongles, lui écraser les doigts, mordre sa paume jusqu’au sang, la grande main de la terre fait de nous ce qu’elle veut. Je me suis fait marin d’un bateau d’herbes folles. Je veux des mots que le corps comprenne, des mots qui soient des yeux, des caresses, des doigts, un peu de chair attentive, un rictus verbal. Je cherche le premier feu des hommes, le point où j’ai perdu ma route. La connaissance physique n’enlève rien à la peur des orages ni au goût des oranges. Quand j’écris, j’habite encore les lieux de ma naissance. Le Richelieu divague entre mes lignes. Le paysage invisible des mots coule toujours de source. À chaque jour une question se lève et l’on se couche sans réponse, la bouche béante de ce qu’on cherche à dire. Je ne regarde plus où brillent les étoiles. Les astrologues n’ont rien vu qui ressemble à l’amour. Je me suis fait petit à l’affût d’un caillou, d’une brindille, d’un rien, la fraîcheur d’un outil oublié sous la neige, le frisson d’un roseau, une plume d’oiseau. Je vis parmi les miettes et les rêves en sursis.
Je me suis fait petit. Je campe dans un mot. Je passe au bleu de Prusse les chiffons sales du passé. Le langage de l’homme n’est jamais ce qu’il est. Trop souvent, il faut se battre avec ses os, ses neurones, ses tripes, mais il arrive qu’en amour, le corps vienne au secours de l’âme. Pas à pas, mot à mot, j’apprends à devenir léger. Un livre tient dans une main. Chaque pas est une chrysalide qui s’ignore. Nous nous touchons par l’esprit. Il arrive que le plus éloigné des hommes soit le plus proche de nous. Je me suis fait petit dans les pas d’un géant. Une bulle d’air s’obstine à soutenir le monde. Je suis ici. Je suis là-bas. Je suis dix comme les quatre saisons, les sept péchés capitaux, les quatre vents, les six doigts de la main. J’oscille entre le vide disponible pour écrire et le plein qu’il exige. La mort nous mène plus loin que vivre, que la durée géologique, que l’énergie solaire. Il y a dans la mémoire une distance énorme entre la vie et le souvenir. C’est une tache aveugle nous éloignant des morts.
Je me suis fait petit dans la grandeur des femmes. Je me suis fait petit dans la rétine d’un loup, dans le bourgeon d’un arbre, dans la poitrine du vent, dans la main d’un enfant. Sur la fourche d’un arbre, je m’assois au même rang que les branches pour remercier le ciel. Les mots nous réunissent dans la distance qui nous cerne. Là où la main bredouille, la langue réunit toutes les parties du corps. Si tout le monde continuait à faire voler des cerfs-volants, à jouer du pipeau, à écrire, à dessiner, à faire de la musique, il n’y aurait personne à la guerre. Ceux qui massacrent et torturent ont sûrement un poème à terminer, une page à écrire, une terre à semer, une personne à aimer. Même si le monde est sale, défiguré, hostile, il faut s’efforcer de vivre proprement. Je me suis fait petit pour apprendre à grandir sans écraser les autres.