Je n'ai pas de métier
Je n’ai pas de métier. Je fais l’amour, la mer, la pluie et le beau temps. Je fais la vie, la mort. Je fais le cerf-volant sous les nuages gris, rétameur de canards qui font boiter l’eau chaude, détrousseur de légendes, junkie, itinérant, gitan, réparateur de rêves, décapeur de chimères, concasseur de misère, assoiffeur de lumière. Trop de mots se bousculent au portique. Une parole bègue laisse de l’ombre entre les mots. Trop de silence effarouche l’oreille. Trop de bruit la rend sourde. Il me faudrait défaire tous les nœuds de la langue, avoir l’oreille plus fine, le pas plus raffiné. Il me faut détacher chaque mot, le faire entendre tout debout, les voyelles dressées sur la page comme des socles vivants, les consonnes face à face affrontant le silence. Bien plus que les caresses, les coups, les blessures, les rires, c’est avec l’alphabet que j’ai appris la vie. Le peu que je peux dire agrandit l’existence.
Un seul regard est nécessaire quand on ferme les yeux. Les images intérieures portent plus loin que l’horizon. Apprends la soif, tu trouveras la source. Apprends la faim, tu partageras le pain. N’apprend pas la finance, tu ne saurais plus rien de l’amour à donner. Il ne faut pas tenir tête à la mort mais tenir jusqu’au bout l’amour à bras le corps, la vie à cœur ouvert, la parole à mains nues. J’ai besoin d’écrire pour être sûr de vivre, d’une petite phrase courte pour crier, d’une autre plus longue pour aimer, d’une image pour rire, de bras de mots chargés de sens. La peau de l’encre sert de mère aux voyelles orphelines. Je me souviens du premier c. Il tombait sur le dos. Je me souviens du premier a, du premier pas, des t portant la croix, des v remplis de vent. Le r du mot train ne roule pas à bille. Il perd la langue au bout d’un e et la retrouve dans un livre. Je me souviens du premier mot, du premier son, du premier signe. Je ramasse depuis les mots laissés pour compte comme un ourlet dont on perd le fil.
Je n’habite pas l’oubli. Je découvre la vie mot à mot. Du cœur jusqu’aux mains, un vaisseau s’est rompu. Un sang noir de chiffres tache la peau du monde. Les bêtes, les plantes, les pierres ne lèvent plus les yeux sur la bêtise humaine. Elles vivent ce qu’elles vivent sans déclarer la guerre. Où est passée la parenté nous unissant au ciel, à la terre, à la mer. L’esprit se perd dans les choses. L’âme se meurt dans les banques. L’homme se courbe sous la paie. Même la mer croise les bras et la marée retient son souffle. Les fruits mordent le ver et les pépins surissent avant d’être une fleur. Si le printemps savait écrire, je serais l’encre des épines, la sève des pétales, le papier qu’on laboure. Comme une loupe affamée, je fouille de mes yeux dans le grain des images. J’ausculte le pollen. J’élève des abeilles dans l’essaim des regards. J’en fais un miel de sens, de silence, de mots. Les doigts dans le jardin d’une poche sont des tiges sans fleurs. C’est dans l’espace qu’ils éclosent en gestes. La terre veut s’ouvrir au sexe de la pluie.
Quand elles courent, les jambes du cœur font comme une musique sur le sol, le carrelage des mots, le plancher du désir. Noir sur noir, le sommeil du sommeil égorge tant de rêves. Je me perds dans la forêt des langues. Il me faut sans cesse la lampe d’un traducteur, le sentier des insectes ou le chat d’un oiseau. Les mots que l’on soustrait du passé s’ajoutent-ils au futur ou meurent-ils au présent ? Les oublis nous façonnent plus que les souvenirs. Seul le bon Dieu des enfants exauce les prières. Celui des vieux est sourd comme un pot et celui des adultes travaille dans une banque. Chaque livre, chaque phrase, chaque mot ouvre des portes immenses. Mon stylo décachète les enveloppes du rêve. Quand je regarde en moi, j’aperçois ma mère qui fait signe. Je revois son sourire et je reprends la plume. J’avance plus léger sous la douleur de l’homme. Ma peau de mouton noir me réchauffe dans l’hiver des foules. Je crache sur les murs qui nous cachent le monde. L’espoir avec ses os fripés doit refaire peau neuve. Ceux qui vendent et achètent, ceux qui comptent et administrent ont peur des poètes. Tout ce qui est gratuit les réduit à néant, l’amour, la liberté, la vie, les vagues léchant la plage comme une main qui écrit. Un poème de vingt grammes dans un silence d’un kilo porte le poids du monde.