Je parle aux anges
Il fait froid sur le monde. L’été s’habille en coat d’hiver. Les chats se couchent dans leur poil. Les heures se ficèlent en paquets de minutes. Je reste nez au mur sans autre odeur que l’homme. Je suis entré tout en sachant. Je reste sans savoir. Trop de portes se ferment dont j’ai perdu la clef. Des anges déambulent sur le trottoir des toits que je ne peux rejoindre. Je m’arrache les ongles à gratter le plafond. Je n’ai plus qu’une chambre tout encombrée de livres, un lit taché d’encre où je me prends aux mots pour ne pas me pendre au fil de la parole. Tant de guerres, tant de morts, tant de misère partout. Mes phrases ont longtemps recueilli les abîmés, les éclopés, les presque rien. Leur ligne de crête s’émousse sur un tas d’immondices. Il arrive qu’on se tanne de regarder l’endroit, mais l’envers n’est pas mieux. L’âme retourne à ses racines sans retrouver sa terre. Je dois fermer les yeux sur les pages du monde, me retenir d’un doigt au chambranle branlant, tenir à bout de bras mon cœur un peu plus haut. Il y a des jours où vingt doigts veulent me tomber des mains, où l’eau des yeux se perd sur un ciel à étages. On se passerait de savoir ce qui arrive aux autres. Il y a des jours où l’on me voit de dos. Je m’enfonce dans l’ombre comme un vieux loup désossant les cadavres. Je n’existe guère plus que le bruit du papier ou que le bois des meubles. Je parle aux anges pour me sentir vivant. Je m’agrippe aux poteaux de la pluie.
La vie commence par la souffrance et elle finit par elle. Entre les deux, on se débrouille comme on peut. On cherche dans son ombre un semblant de soleil. Les heures passent. Les unes portent le pain, les autres le fusil. Nous portons tous, enfermé sous la peau, le squelette du premier homme. Il suffit d’une embellie pour qu’il reprenne vie, d’un éclat de soleil sur la vitre des yeux. Qu’une sauterelle danse au milieu des orties, qu’une épine chatouille la peau tendre des heures, que je pose mon pied sur un guêpier fragile, qu’une fleur jaillisse d’un sol exténué, qu’un moteur tousse dans la brume, qu’un corps d’oiseau cligne de l’aile, qu’une épice éclate au fond d’un bol de soupe et brûle mes papilles, me revoilà dehors poussé par la parole, aimanté par le bruit, les oreilles aux aguets du moindre chant d’oiseau. Les arbres morts se couchent sur un sol vivant, engrossant les insectes et l’éphémère des cèpes. Mes phrases campent sous des tentes légères. Elles s’éveillent en pierres ou en pétales de rose. Ce ne sont pas les morts que cherche la mémoire mais leurs âmes vivantes qui nourrissent la nôtre. J’arrive au bord de la falaise et je cherche mes ailes. Le chemin tourne autour de l’arbre. La chlorophylle de l’univers agrandit l’âme de l’intérieur.