Jean Derome
L’un des musiciens les plus actifs et les plus éclectiques de la scène canadienne des musiques créatives, Jean Derome est aussi l’un des rares à s’être mérité l’estime et la reconnaissance d’un public élargi. Par ses grands projets de musique actuelle, ses compositions, son travail d’improvisateur, ses groupes de jazz et ses musiques pour le cinéma et le théâtre, Derome s’est imposé comme l’une des forces créatrices majeures du Québec et d’ailleurs. Saxophoniste et flûtiste chevronné et innovateur, il est aussi un compositeur à la touche reconnaissable entre toutes. Sensible et puissante, sa musique est souvent empreinte d’un humour qui rend sa complexité plus invitante.
photo: Valérie Lavoie
Je suis musicien.
Mon travail consiste à faire vibrer l’air.
L’air que je vais vibrer sert à faire vibrer les gens.
Je cherche le présent.
Je cherche la joie.
Je ne sais pas pourquoi pour dire « art » et « vie », il nous a fallu inventer deux mots différents.
Chacun de mes sens est un trou.
Ma bouche, mes oreilles, mes yeux, les pores de ma peau sont mes trous de mémoire.
Par la musique, j’appelle les esprits pour qu’ils viennent danser autour de nous comme des aurores boréales.
J’invite les ombres à venir danser dans le présent.
Ça m’arrive, quand la musique chauffe, de sentir des langues de feu qui descendent sur nos têtes.
Pour moi, l’artiste qui pointe le mieux vers l’avant-garde est celui qui sait remonter au plus loin dans le passé.
Je suis comme un saumon qui remonte vers ses origines.
Je n’ai jamais de pensée pour le futur.
Je me fous complètement de ce qui est dit « moderne ».
Je pense à nos ancêtres;
aux premiers musiciens qui ne pouvaient être qu’improvisateurs;
à ceux qui imitaient les cris des animaux.
Il y avait de la musique avant l’invention du langage.
Du sexe et de la danse, aussi.
Quand j’ai eu mon premier enfant, j’ai compris que je n’étais pas un aboutissement, mais le simple maillon d’une longue chaîne. Je suis un passage, je suis de passage.
Autour de tous les lieux publics, il y a toujours des trottoirs bien d’équerre et, à côté, des sentiers obliques et ondulants qui piquent au travers en usant le gazon.
Les architectes y gagneront beaucoup à observer, bien humblement, les chemins par où les humains choisissent de passer.
Des vrais chemins d’homme, plus discrets et plus directs à la fois; nos ravages.
Beaucoup d’artistes que je connais ont été fascinés par l’archéologie et l’anthropologie : Pierre Hébert, Michel F Côté, Bernard Émond, Pierre Dumont…
Depuis plus de 25 ans, je fais une expédition annuelle de canot-camping dans le parc La Vérendry.
Je ne sais pas expliquer combien c’est touchant de franchir des portages qui existaient déjà avant l’arrivée de l’homme blanc.
Je m’intéresse au courant : dans quoi je coule et ce qui coule en moi.
Tout artiste doit être un bon conducteur; apprendre à laisser passer un fort courant au travers de lui sans trop résister. Tu peux bien chauffer un peu, t’enflammer même, mais brûle-toi pas! Viens pas fou!
J’aime bien le mot « conducteur » que les Anglais et les Allemands utilisent pour dire « chef d’orchestre ». Chef d’orchestre, ça fait un peu « industrie culturelle », mais conducteur ça dit tout et mieux.
Quand l’électricité a commencé à être popularisée, les gens payaient pour se faire électrocuter. Tout le monde voulait l’essayer et faire le cobaye. Le public s’amusait de voir les cheveux du volontaire se dresser sur sa tête.
Pour démontrer le principe de conductivité, on a fait passer un fort courant à travers les mains réunies de toute une congrégation de moines formant une chaîne de trois kilomètres.
J’ai rencontré Pierre Dumont dans les années 70, quand j’ai commencé à visiter le Saguenay avec Pierre St-Jak et le groupe Nébu. C’était l’époque où le gouvernement nous nommait artistes de la relève. Relève de quoi, veux-tu bien me dire? Comment peut-il être possible d’être, à la fois, l’avant-garde et la relève?
C’était aussi le temps de ma rencontre avec les « exilés » de Jonquière, ceux qui avaient lancé le groupe Conventum et son lieu. C’était le Temps des bombes.
André Duchesne : un géant, un pionnier.
Je me souviens de jouer avec lui une de ses « chansons de train » dans un chapiteau sur la grosse butte à côté de la Maison de l’Arche et qu’en même temps soit passé, en hurlant dans la nuit, le train qui traverse Jonquière.
On en a-tu fait’ du train dans nos vies!
René Lussier aussi jouait dans Conventum. Il s’est invité dans l’Ensemble de Musique Improvisée de Montréal puis dans Nébu, et moi dans Conventum.
C’est dans la salle du Conventum, en 82, que j’ai présenté mon premier spectacle duo avec René. Ça s’appelait « Ambiances Magnétiques ». Le deuxième concert, c’était au Côté-Cour, invités par Pierre Dumont.
Toujours, on restait chez Pierre.
Au début, c’était quelque part sur le A d’Arvida. Le Centre d’Expérimentation Musicale y avait bâti son studio dans la cave. On y rencontrait Ganesh Anandan, Guy Laramée, Carol Bergeron, Bernard Grenon, Jean-Pierre Bouchard, Claude Fradette, le clan Painchaud et finalement… Odette Bergeron!
Je me souviens du Symposium de sculpture de 1980; de Pierre qui « grindait » avec fracas des grandes plaques de métal toutes rouillées. Je me souviens du groupe Sonde; de Carol Proulx qui avait façonné, avec ses pieds, une immense vulve en terre glaise.
Mon père est potier; peintre et écrivain aussi. Chez mes parents, il y a toujours eu des artistes en visite… sans parler des artistes en résidence! Des gens comme Jordi Bonet, Marc Favreau, Michel Garneau, Marcel Sabourin, Hubert Reeves, Hubert Aquin venaient à la maison. Déjà, enfant, je savais reconnaître instantanément un artiste.
À l’âge de cinquante ans, ma mère a appris la musique et composé 40 chansons.
Pierre Dumont m’a déjà dit qu’en tant que professeur d’art il trouvait impossible d’évaluer le travail de ses élèves en attribuant des notes. Il m’a raconté qu’il avait trouvé un système : il passait chaque élève en entrevue; dès que l’élève était parti, Pierre touchait à la chaise de l’élève et basait son évaluation sur la chaleur de la chaise. Plus la chaise était chaude, plus la note était élevée!
Quand Pierre a déménagé avec Odette au lac Kénogami, j’étais ébloui par la beauté des lieux, par les œuvres de Pierre, par les visites guidées de son atelier, enchanté de faire des tours du lac dans son vieux yacht pourri, impressionné quand il plongeait à l’eau pour enlever les algues prises autour de l’hélice.
Même si, jeune musicien, je sillonnais tout le Québec, notre circuit s’est recroquevillé graduellement sur Montréal. Si bien que pendant un certain temps, le Festival de Musiques de Création était devenu, avec le Festival de Musique actuelle de Victoriaville, le seul endroit où l’on pouvait présenter la musique nouvelle du Québec en dehors de notre foutue île. Pierre Dumont, toujours présent, suivait le fil de l’évolution musicale de toute une génération de créateurs de musique québécoise.
Quand Joane Hétu et moi avons lancé notre duo « Nous perçons les oreilles », c’était à la première Casa Obscura, rue Rachel, en face du poste de police. En même temps s’y tenait une exposition de Pierre Dumont. Nous avons joué plantés devant « Trou de mémoire »; ce grand tableau jaune qu’il a dédié à Hubert Aquin. C’est le même tableau qui m’a été alloué par le Festival pour inspirer l’hommage musical que je prépare en l’honneur de Pierre. Les atomes crochus, ça ne s’invente pas.
Pierre Dumont demeure toujours vivant, par Odette, par ses œuvres, par ses amis, par le Festival de Musiques de Création. Quand je joue de la musique, son aurore boréale revient danser, accompagnée de celles de tous nos ancêtres.
Jean Derome