L'eau du verbe

Publié le par la freniere

Sur le ring du lac, le vent boxe des polochons de brume. J’ai lâché les idées au profit du sanglot, les opinions au bénéfice du rire. Qu’importe tout le reste, les médailles, l’argent, le travail, les papiers, les diplômes. L’important, c’est d’aimer. Je m’en tire assez bien du côté des caresses. Je retrouve mes jambes pour aller chez ma blonde. J’ai l’oreille d’un chat pour l’entendre rêver, les yeux d’un aigle pour la regarder vivre et le cœur en émoi lorsque je pense à elle. Il me pousse des bras pour donner l’accolade, des doigts de fée pour écrire des contes. J’apprivoise l’éternité sans bouger de l’instant. J’écris dans la paille d’un nid. Un œuf éclot sur la page. Un oiseau s’élance et je le prends au vol. Il chante et je le prends au mot. Des lieux communs aux fosses communes, le temps s’ajuste aux souvenirs, aux trous de mémoire.

        

J’entends certaines nuits les gouttes de sang qui cherchent une blessure, les larmes qu’on essuie dans la soie des drapeaux, les balles trouant la chair et la pulpe du cœur. Il y a tant de béton que les oiseaux ont peur de tomber. Nous vivons dans des boites emboitées dans une boite dans une boite dans une boite. Nous vivons emboités dans un cercle vicieux. Les enfants fouillent les ordures. Les mutilés cherchent leurs bras. Les racines pourrissent. Le temps courbe l’échine. L’espace se nourrit d’OGM. Bientôt, il n’y aura plus un seul pas d’homme sur le sable mais des tessons de verre, des traces de chenilles géantes, des taches d’huile, de la poussière d’amiante. Pour échapper au froid des statistiques, je repère les cailloux qui savent quelque chose, les bourgeons qui pavoisent juste avant de s’ouvrir, les rires qui éclatent dans le gras des rivières. J’apprends la foi des animaux dans la grande bible des forêts. Je bois à même la source. Je mange des racines. L’eau du verbe se conjugue à tous les éléments. On ne vit pas sans perdre du sang. Il faut plus que l’espoir pour regarder le monde en face. Il faut plus que les yeux pour voir la lumière.

        

Les pécheurs lourds de honte au milieu des prêcheurs, on en fait des soldats, des kamikazes de Dieu. Le lourd, le léger, ce qui s’étiole, ce qui se rend dans toutes ses grosseurs, ce qui nous fait sourire, ce qui nous fait souffrir, ce qui nous fait rugir, ce qui nous fait rougir, ce qui est, ce qui n’est pas, ce qui tout, ce qui rien, un vent froid sur la langue, un vent chaud sur la peau, tout ce qu’on tait, tout ce qu’on dit, tous ces mots, tous ces morts, tout qui nous fait ou nous défait, nous fuit ou nous rattrape, nous frappe ou nous caresse, ce qui recule ou bien avance, tout ce qui est vivant, ce qu’un fétu de paille soulève d’espérance, l’amour le porte à son meilleur. Que serait une soif sans eau, un arbre sans racines, une fleur sans fruit ? Le pleur d’un enfant soulève une montagne de colère, soulage les épines au cœur de la douceur. Les certitudes s’effondrent comme une main qui ignore les choses, un goutte à goutte sans une goutte, une pièce de monnaie qu’on lance dans le puits du néant.

        

Peu importe les mots, décrire la réalité la transforme en fiction. La lumière amplifie, elle ne rature pas. Ce que je veux écrire n’est jamais sur la page. Il pousse le crayon. Il est comme un oiseau caché dans le feuillage dont on entend le chant. Quelques pas de recul font rapetisser les arbres, ouvrant une brèche dans le vide gris des certitudes. Les objets servent de mémoire pour alléger l’absence. Les fruits sur la table n’apaisent pas la faim des mots. J’entends avec les doigts l’aveu des cicatrices. La ligne d’horizon est un couteau coupant.  Quand le monde va se rompre, qui donc survivra ? Les hommes n’ont plus d’âme. Ils n’ont plus que des armes à offrir en partage, des larmes pour étancher la soif, des dettes à éponger avec le sang des pauvres. Nous marchons à tâtons, aveugles à la souffrance des insectes, sourds à la douleur des autres, insensibles aux blessures de la terre. La ville se perd dans une foule où se noie son visage. Chaque homme creuse un trou pour enterrer sa vie. Même la mort a perdu l’innocence des ans. On perd son temps à réchauffer la maison du néant. Ses lits resteront froids, sa table sans partage. Dans l’urgence d’aimer, je dis adieu au poids des choses. Je brûle les billets de banque. Je déserte la foule. J’attends l’arrivée de la route comme une ligne d’horizon.

 

 

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article