L'engrais des années
Les arbres reverdissent et l’herbe fait de l’herbe. Je longe la rivière, une rivière plein de coudes comme des bras bout à bout. Les plages y sont des mains. À chacune d’elle, je marche sur la ligne de vie. Je compte le temps en kilomètres, même quand je reste sur place. Chaque matin, la vie est neuve. Le ciel enfile son sourire ou sa moue de nuages. Le vent secoue l’air sans manche, sans même de chemise. La terre a endossé son pull de verdure, ses pantalons de boue, avec ses taches de jaune, les premiers pissenlits, les pressés, les pas peureux. La gueule des collines se laisse pousser la barbe. J’entends les mots roder comme des abeilles en fleurs. Je sors mon rucher de papier, celui de cuir usé, de pages gondolées, celui qui sent les plantes et l’engrais des années. Je bute sur un tronc de la taille d’un boxeur. Vu son apparence, il a du tomber au premier round, sans attendre l’hiver. Une armée de fourmis lui arrache la peau. Je me relève, une écorchure au genou, une rature de chair sur la page du corps.
Les nuages tournoient au-dessus des érables comme des étourneaux guettant un ancien nid. Les arbres sont des brindilles où déposer leurs œufs, leurs œufs de pluie et d’eau. Quand le soleil paraît, ils éclosent en buée. Le présent court de chaque côté avec son rire étroit et ses pas de chevreuil. J’écoute la rivière. Elle remue ses vagues comme des poils de pinceau mettant du bleu partout. Elle brasse du silence. De-ci de-là, des branches mortes laissent des traces de noir sur ce tableau mobile. Les gens d’ici ne ressentent plus la force du paysage. Ils imaginent la beauté sur un écran. Ils veulent des routes plus larges allant plus vite vers la mort. La musique qu’ils écoutent est celle des moteurs. J’y préfère de loin l’appel des huards. Les yeux de l’oppression, je les regarde en face. Les lois qui m’embarrassent, j’en fais des confettis. C’est l’école qui rend bête avec sa mémoire de vieux effaçant l’espérance pour s’adapter au monde. J’efface d’un poème, d’une image, d’une métaphore végétale, d’un crincrin de stylo le noir des tableaux. Surplombant la rivière, la montagne sourit de ses lèvres de pierre où j’entrevois les dents. Mon crayon à l’oreille fait provision d’images. Je marche entre les métaphores du paysage, les apocopes de l’espace, les litotes en gésine.
Le chemin du retour, délaissant la rivière, fait un crochet de côté. J’ai une vieille cabane grignotée par le temps. Ses planches de mots flacotent avec le vent. Je vis au jour le jour, au fur et à mesure. Nous n’avons qu’une vie pour comprendre, pas une minute de plus. Le temps n’est pas un élastique. Les heures qu’on étire finissent par casser. Chaque soir, je ramène à la maison des mots sauvages, au poil hérissé, à la peau trop tendue, aux pieds tachés de boue. Ils reprennent leur souffle dans un bain de salive. J’ai l’amnésie qui fait le tri, la folie qui choisit quel est le bon moment. J’oublie mon nom, mes lunettes, mes pieds. Je ne veux plus souffrir de la mémoire, saigner de souvenirs, buter sur le pardon. Il y a toujours un jour où le début rejoint la fin. Chaque brin d’herbe est vivant, plus vivant même que certains êtres humains engoncés dans leur rôle. Les arbres entre eux ne se donnent pas de numéro, de matricule, de pouvoir. Ils font des feuilles et des racines. Ils font des trous pour les tamias, des branches pour les nids et les cabanes d’enfant. Le besoin d’aimer est plus fort que le refus de souffrir. J’ai des images dans la tête, de la broue dans le toupet. Je mélange les mots avec les cris d’insectes. Je me perds parfois. Je parle à mes souliers pour savoir où ils vont. J’avale ma salive comme une encre légère. Elle va jusqu’à la gorge dessiner la parole. Le temps fait les questions sans laisser de réponse. Les fleurs et les cailloux suffisent. Mes rêves sautent sur le réel sans y trouver un os. Je dois mâcher mes mots, les cracher sur la page. Les yeux les régurgitent de la première ligne à la marge trop blanche. Il faut plus que les yeux pour voir le tableau, plus que la route pour marcher, plus que la mort pour avoir peur de vivre. Quand la vie racle mes poumons, je tousse en alphabet. Chaque trou du paysage laisse entrevoir son visage. Les rides de l’un s’emmêlent au sourire de l’autre. En agitant la tête, la pensée fait des bulles. Je m’enivre de ce champagne de pauvre.