L'espace est affamé
L’espace est affamé. Je tourne comme un loup dans la fosse au néant. Je marche avec mes dents, mon appétit, ma langue. Je suce des cailloux comme on mord dans la pomme. Je conjugue à la fois l’avenir du fruit et l’appétit d’oiseau. Mêmes les yeux vides se remplissent de lumière. Dans ce monde d’artifice, le cœur s’ouvre les veines. J’écris de la main gauche, à hauteur d’émotion. Le verbe se dénude jusqu’à l’os du sens. J’avance dans un monde que j’invente à mesure. Il vaut bien ce réel où l’âme s’amenuise. Il ne faut pas sauver la face mais le cœur. Trop de morts se promènent habillés en vivants.
Sur mon pupitre mal rangé, j’éparpille les signes, des livres sans signet, des bouts de phrase à venir, une poussière de points qui ne serviront pas, des questions sans réponse, des crayons, des papiers, des larmes d’encre noire. Le temps que nous croyons gagner est celui que l’on perd. Les enfants de la guerre ne savent rien de l’homme si ce n’est la souffrance. Ils lancent des ballons déjà crevés d’avance par une balle perdue. Ils restent cependant accrochés à la vie par un mince fil d’espoir, une abeille qui pique, un tout petit nuage en forme de cheval, les yeux ronds d’une amie, les bras chauds d’une mère, une fleur qui survit dans un amas de ruines, une araignée coincée dans le placard à choses, une bille au fond des poches.
Déjà portée par la dernière vague, toute vie tire sa vie d’une vie. Du landau au sac à dos, nous finissons tous dans une valise de la taille d’un cercueil. Un continent s’étale sur la page, du gosier des oiseaux aux ultrasons du temps. Ni bête de somme, ni clown de scène, je ne suis pas apprivoisé. Je résiste à coups de patte de crayon, le verbe déglingué, l’alphabet à rebrousse-poil. C’est l’âme qui importe, le reste n’est qu’apparence. Avant même de naître, l’enfant parle des centaines de langues. Il s’accrocha à l’une d’elles pour traverser la vie. Il apprend peu à peu la terre par ses fruits mais l’homme par ses abattoirs. Devant l’amnésie du plastique, j’en appelle à la mémoire des galets. J’ai traversé le pire sans oublier le mieux. Il y a tant de sentiers pour un seul passage. Dans mon habit de vie, je protège mon sang.
Quand je veux être ailleurs, je dessine la mer. Un paragraphe entier aborde l’horizon. Je rame avec les mots rejoindre l’arc-en-ciel. Une main touche l’ouvert dans la blessure du monde. Une autre la referme. La beauté des détails présuppose un regard, la caresse d’un œil. Tant de pensées remuent dans la cervelle de l’eau. Les rives s’élargissent de la source à la mer. Dans l’espoir d’être libre, l’homme se met en marche à travers ses barreaux. L’aveugle porte en lui le choix du paysage. Je recueille les voix off, les images oubliées, les rushs délaissés, les notes rendues sourdes, les mille nuances de l’ombre. La poussière des routes nourrit la trace des présences. La chaleur met à jour le négatif du soleil. D’une phrase à l’autre, les mots échangent leurs pensées. Les petits bruits de l’homme se transforment en musique. Mes yeux fixent le ciel comme une abeille cherchant le suc. La parole m’entraîne du charnel au sacré.