L'espace louche
Le vent se prend les pieds dans le tapis du sol, faisant tomber les feuilles et les pétales trop fragiles. Les arbres mettent longtemps à mourir. Même terrassés, ils semblent vivre encore. Ils craquent dans les planches. La sève continue. Ce n’est pas comme le ciel qui vide son sac tout d’un coup. Il ne cesse de mourir et renaître. Quand la pluie tombe, les herbes se relèvent. Mes gestes coïncident avec le temps. Mes mains traquent l’espace. Mes yeux s’accrochent à l’horizon. La solitude, seule, console de la solitude. Je m’habille de mots comme de vêtements trop amples ou trop étroits, c’est selon. Je me perds dans les manches ou j’étouffe à la taille. Je mange les miettes avec les coudes. Il suffit d’un vent léger pour soulever les phrases, pour que la peau s’éveille et que la vie s’étonne. J’aime les pierres, les montagnes, les falaises. Malgré toute l’eau du corps, je ne suis pas un élément liquide. J’ai la tête dure comme le roc, des muscles qui s’entêtent, les yeux d’un monolithe. J’ai l’arbre généalogique d’un dolmen oxydé par le temps. Contrairement à la mer, la pierre retient le temps, une quantité impressionnante de temps. On voit l’usure des siècles dans les annales du granit, l’écriture des fossiles.
Pour mieux le soumettre à l’économie, on a cadastré le monde comme une peinture à numéros. Il n’y a plus de fantaisie. Les yeux de la mémoire sont longs à trouver le focus. L’espace louche entre le paysage et celui qui regarde. Les yeux retardent sur la vue. Un arbre n’est jamais le même arbre. Les feuilles bougent. Les craquements s’atténuent. Il suffit d’une seconde d’inattention pour qu’un oiseau s’envole. Il y a toujours un avant et un après mais on est jamais tout à fait là. On se traîne les pieds dans les colonnes de chiffres. Les bulldozers travaillent sans se soucier de la terre, équarrissant d’un coup les souches trop rebelles. Les moteurs haussent le ton sous l’entêtement du roc ou la colère d’un paysan floué par les spéculateurs. Les oiseaux délogés nichent sur le béton comme des itinérants, des sdf, des quêteux. Des gigantesques pelles écrabouillent le sol. Les tronçonneuses arrachent du corps de la forêt les arbres comme des os. Les vieux pommiers rangés en ordre de bataille succombent eux aussi à l’appât du gain. Le vieux sous-sol granitique n’a pas le temps de râler. Même quand ils dorment avec leur pelle à terre, les gros Caterpillar font fuir les écureux, les chevreux, les siffleux, les gnomes, les fées cachées sous les fougères. On ne passe plus de la neige à la boue mais au bitume noir, de l’humus au béton.
Allergique aux horaires, aux rails, aux files d’attente, je n’ai heureusement jamais trouvé le mode d’emploi pour rentrer dans le rang. Lorsque je chute à la fin d’une phrase, je me relève dans une autre, la peau tatouée de métaphores et de syllabes saisies au vol. À leur insu, les mots de mon frère me servent de repères dans le silence de mon père. Ils surnagent dans l’encre quotidienne au milieu du non-dit. Ce qu’on ne sait pas des hommes ouvre sur l’infini. Ce qu’on en sait nous empêche de regarder plus loin. Le village a l’air d’un jeu de cartes étalées sur la table. Du bout de mon balcon, les arbres dans la cour forment les trois cercles d’un as de pique. Plus haut que la cime des montagnes, le passage d’un jet invite à l’envol vertical du regard. Il me force à lever les yeux. Il laisse sur le bleu une mince ligne blanche qui va s’effilochant en toques de nuages. Elles bougent à la manière de paramécies sur la toile céleste. Cela ne dure qu’un moment. Le bleu revient vite inonder le tableau. Les yeux flottent à nouveau dans la lumière d’un lavis. Une bataille de nuages transforme le tout en ring de boxe. La pluie de coups s’achève en gouttelettes qui viennent toucher le sol. Les campanules agitent leurs grelots de silence. Les vers sortent de terre. Les feuilles se mettent à luire comme des lampes végétales. Les yeux se mettent à lire l’écriture des vitres. Les mômes se mettent à rire, les canards à boiter de bonheur. J’écoute tomber la pluie, la terre et l’eau qui couche côte à côte, avec des oreilles d’accordeur. Pour celui qui n’a rien, une tête d’épingle pèse une tonne.
Combien de temps encore avant qu’on pose un dôme, qu’on nous enferme dans une serre, qu’on devienne un grand zoo ? Nous vivrons sous l’écran en zappant les écrans, de blocs de nouvelles en blogs de rumeurs. Combien de temps encore avant qu’on ne respire qu’un air conditionné, qu’on rase sans condition le moindre poil qui retrousse ? Les raisins n’ont déjà plus de pépins, les fleurs de parfum, les abeilles de miel, les enfants d’avenir. Les fleurs n’auront même plus d’abeilles ni les fraises d’épines. Nous mangerons en tube des repas d’astronautes sous nos respirateurs. La peau bronze à l’envers sous les costumes de plastique où l’air se fait rare. L’éléphant blanc devenu rose se trompe de couleur dans un manège halluciné. L’essence a remplacé le sens dans la grammaire des comptables, la sémantique des banquiers. L’amour n’est plus qu’une matière à chanson, une musique d’ascenseur. Les arbres ont le teint blême sous la folie des défoliants et la manie des pesticides. Les bouteilles que l’on jette à mer ont troqué leur missive pour un plastique non recyclable. Le septième ciel n’est plus qu’un étage de plus. C’est le treizième étage où le ne va jamais par peur des fantômes. Dans ce désert qui s’annonce, où trouver l’oasis ?
L’écriture est ma manière de vivre. Je voudrais protéger le serpent, le scorpion, la seiche tout autant que le pain, la montagne, la source, réfracter la lumière jusqu’à la berge humaine, dormir dans la neige avec un corps en feu, partager la provende avec les oiseaux, partager mon espoir avec les animaux, être un aimant dans la limaille des étoiles. Il y a tant de vie et tant de mort autour. Nous cherchons ce qui nous manque sans savoir que c’est nous qui manquons. Il y a toujours en nous un lieu où l’on ne va jamais. Mon encre coule vers ce lieu. Il ne faut pas chercher en Dieu ce qui se trouve en nous. Nous sommes la réponse à toutes les questions, tout le reste est fortuit. Je dors en écrivant. Mes draps sont tachés de lieux communs. Les plis du lit forment des graffitis, retraduisant en mots les rêves mésozoïques, les encéphales du corail. Je me réveille au bruit de l’alphabet, à l’écho des syllabes, au chuintement des consonnes, au vacarme des voyelles. J’étire en paragraphes le biceps des mots, les muscles de la phrase, la peau blanche des pages. Les mâchoires crispées, j’écris comme un haltérophile soulevant l’invisible. Je me fais un cocon me protégeant du fric, des affaires et des chiffres. Je me taille un habit dans le non-dit du monde, pour en extraire le jus, pour en sucer le suc. Du souffle des roseaux aux poumons des violons, je pompe l’oxygène encore en liberté.