L'être se perd
Perdu dans la prolifération des objets, l’homme d’aujourd’hui est comme le fantôme d’un chien dans une montagne d’os. Il ne sait plus où donner de la gueule et jappe sans raison. Parmi ses gestes métalliques, il échappe la vie. On la ramasse en petites coupures, en monnaies de singe, en pièces de puzzle cachées sous la poussière. L’être se perd dans le panier percé de l’avoir. Je sais, je sais. Les nuits laissent des mots. Les fruits naissent des morts. Chaque fleur a ses épines. Chaque homme a ses défauts, qu’il ignore, qu’il sache, qu’il aime ou qu’il haïsse. Le crissement des cigales, le murmure de l’eau, le sifflement du vent persistent dans ma voix. Les lampes s’éteignent et se rallument. La neige tombe et fond. La pluie réveille les racines. Je n’ai jamais prié que la sainteté du pain, celle de l’eau, de la farine, la bonté habillée de guenilles, l’humble beauté des pierres. Le vent est un boxeur s’essoufflant pour des riens. Il tombe et se relève. Il laisse des bleus aux arbres et des branches cassées. Il fait grincer les portes et remuer les ombres. Dans l’axe de la vie, je me retiens aux petits riens des jours, au chambranle des mots, au parfum des caresses.
Je signe un pacte avec la terre. La forêt parle quand j’écoute. Elle se tait quand les oiseaux lui parlent. Butant sur l’horizon, les yeux cherchent toujours des trésors lointains. Je tends l’oreille aux guitares cachées, aux grondements de la terre, à la musique du miracle. Quelque chose cogne dans mon âme. Quelque chose brûle dans mes pas. Je me recroqueville en moi comme les semences dans le poing de l’hiver. Il arrive que les ombres se remplissent d’oiseaux, que d’un éclat de verre jaillisse une fontaine. Une ossature d’enfant résiste à ma peau d’homme, une légèreté de fleur aux patientes racines. Le temps passe sans nous reconnaître. Lui-même a changé de visage. La faim n’est plus la faim mais l’appétit des ogres. La soif n’est plus la soif mais la cupidité. La grenade n’est plus un fruit mais une arme qu’on lance. La mort n’est plus la mort mais la botte d’un soldat, la mitraille et la bombe. Il est indigne d’aimer celui qui donne ses baisers comme on compte ses sous, qui donne ses caresses comme on lève un impôt. L’argent est la poussière inutile du monde, le placebo du rêve, la béquille des faibles, une roue qui tourne sans raison.
Les maisons des villes ne se regardent pas. Leurs fenêtres se snobent. Leurs vitrines font l’épate, le tape-à-l’œil, la putain. Je préfère aux états les races de la pluie, la religion des feuilles, l’auberge des geais bleus, la taïga aux doigts ferrugineux, l’entrepôt des parfums, une cabane à moineau, le pays des fantômes, les kilomètres du silence, l’oasis des mots. Quand j’ouvre mon cahier, je me laisse envahir. J’écris dans une goutte d’eau, une grotte, une feuille qui tombe. Une pluie de papier respire sous ma plume. Devant la porte ouverte, devant le monde ouvert, je reste sur le seuil. J’attends la mer, le passage d’un train, la soupe au vermicelle, la grande main tendue pour faire l’accolade. Je fixe dans les yeux les yeux noirs du bouleau. Je tombe avec la neige. La faune ensevelie transcende ma substance. C’est de la terre que j’écris, du blanc des racines, de la géode des pierres, de la sève des arbres. Chaque mot est une corolle à fleur de peau. Que reste-t-il de celui que je fus ? Une pile de carnets à peine raturés, des mots écrits avec les vagues, les odeurs, les ongles, les cheveux, la rosée, la colère, une géographie de cicatrices, un habit de Pierrot décousu par le temps, une cartographie de rides, un cœur d’enfant qui ne cesse pas de battre sous la poitrine de l’âge. Peu importe les ans, on est toujours plus jeune que le monde. L’ossature de l’être se confronte à l’essence de l’âme.
Il faut apprendre à soulever la pierre qui écrase, la rendre plus légère, la ciseler en arabesques fines. Comme un qui naît sans alphabet, je renais dans les mots. Je tricote le rêve mais l’air s’échappe entre les mailles. Chaque regard change le paysage. Chaque main cherche une main. Chaque route cherche sa voie. Chaque homme cherche sa voix. Chaque saison est essentielle. Il faut laisser aux abeilles leur miel d’hiver, aux hommes leur espoir. Je fais confiance au vent, à la pierre immobile, au désert minéral, à la mer qui avance en dévorant ses vagues, à la terre qui ramasse les ossements des morts. J’aime à respirer parmi les feuilles, les bêtes, les étoiles, les graines qui jaillissent de l’utérus terrestre, les herbes qui ont soif et dévorent la pluie, l’été torride et sa corbeille pleine de fleurs et de fruits. Tout est nourriture, de la pureté de l’air à celle des rivières. Tout est fécondité, de la boue des rizières à la neige éternelle. Tout est germination, des ferments du fromage au fumier des étables. Je renais à la moindre naissance. Je suis uni à la croissance, aux racines, à la sève, aux étamines, au pollen, au sperme à la parole. Je suis géode avec la pierre, chlorophylle avec l’arbre, semence avec la terre, nuage avec la pluie. Je communique avec les végétaux, me dresse avec les bêtes, me couche avec le foin, respire avec le vent. Je ne veux pas l’idée du corps, la pensée de la chair, la théorie du sang. Je veux le corps entier. J’aime mieux mourir de faim que de vivre sans soif, sans appétit, sans voix. Je ne veux pas mourir comme on meurt sans âme. J’ai choisi la nature pour apprendre à lire, la vague pour écrire. J’ai choisi la vie pour apprendre à aimer.