La boite à mots

Publié le par la freniere

Il manque toujours une marche à l’escalier du cœur, une pièce au puzzle, une table dressée dans les trous de mémoire. L’endroit d’où l’on écrit n’a pas d’espace. Je ne vis pas dans le temps. Chez moi, aucune horloge n’a la même heure. Ma montre avance ou retarde sans raison. Là où il n’y a rien, on invente. La fente étroite des yeux laisse passer l’univers. Je transporte le monde dans une boite à mots, de la terre à l’allumette, de la mer au nuage, de la brouette à l’homme. Je n’ai aucun sens de l’orientation mais le bout de mon crayon a la cervelle d’un oiseau migrateur. Le vent n’a pas de mesure. Il nous embrasse ou nous bouscule. Il terrasse un pommier ou lui cargue ses fleurs. Il déporte l’oiseau et fait monter la mer en crème Chantilly. Le vent déchire le paysage comme on ouvre une enveloppe.

 

 Dans le tiroir des titres, la plupart s’évadent. On les retrouve assis le cul entre deux livres, éventrés sous la une, en petits tas de syllabes dévorés par un chat. Certains survivent à peine et se taillent une place parmi les invendus. Un bourdonnement de ruche habite la parole, un bruit de bouche, un choc de voyelles. Un enfant trépigne au bout de chaque phrase et veut aller plus loin. Qu’on monte ou qu’on descende en soi, on finit par étouffer. J’enlève certains mots pour laisser passer l’oxygène. Devant une fleur qui sourit, même les géants baissent la tête. Quand je bouge les lèvres, je bouge aussi les lèvres de ceux que l’on musèle, les sans voix, les sans mots. Je transporte le vide en même tant que le plein. J’apprends à reconnaître un mot dans l’éclat d’une pierre, une voyelle dans un os, une image dans l’ombre, un fa mineur dans un cri. Le monde n’est qu’un vaste alphabet.

 

Le principal reproche que l’on peut faire à l’humanité, c’est l’homme. Il est difficile d’apprendre la pauvreté aux riches, la tendresse aux bourreaux, l’honnêté aux vendeurs. Le lanceur de couteaux doit rater sa cible. Le poète est un lanceur de couteaux. Le prosateur est un archer de précision. Quand il atteint la cible, il tue l’imaginaire. Le temps perdu s’avère souvent le plus précieux. Le ciel a le temps de monter, le sol de se remettre en place, la pluie de bien rincer le visage du monde, l’homme de méditer. À chaque seconde, des milliers de neurones s’allument comme des étoiles mortes. Je peux à peine écrire sans marcher. Il y a des pages que je traverse à grands pas, sans faire de bruit, d’autres où je peine à ramper. La marche seule permet d’apprécier la distance, de pénétrer l’espace, de boire l’eau du temps. Lorsque je n’écris pas, je ne sens plus mes pieds. Après une phrase ou deux, ils se réchauffent. Ils pèsent sur la page. Ils trépignent entre les ruisseaux d’encre. J’avance comme une puce sur la tête d’un géant.

 

 Chaque matin, des anges viennent pousser la porte du papier. La maison des mots est pleine de courants d’air, de fantômes, de fées. Des pensées de passage balaient sous le tapis la poussière des jours. Quelqu’un cherche à entrer ou sortir, essaie de nous toucher avec ses doigts absents. Je laisse les métaphores ouvertes. Je mets des gonds aux parenthèses. La penture des mâchoires laisse passer la voix. Le piston des poumons expulse la parole jusqu’aux cordes vocales. Mon frigidaire ne sert presque à rien. L’estomac vide, je le remplis de mots. La poésie relève de l’urgence, invoquer Dieu pour un athée au milieu de l’orage. L’énergie électrique anime la poussière et les muscles de l’air. Il est étrange qu’avec des mots, je retrouve un attachement animal à la terre. J’ai souvent peur en rêve. Dans la réalité, je retrouve le courage des bêtes. À chaque phrase, je sens le battement d’une aile, un bruit de patte sur le sol, un muscle d’homme qui durcit. J’embrasse les rochers avec un bout de phrase.

 

 Il pleut à verse tout soudain. Les diables donnent du poing sur la toiture de tôle. Des pétales de lumière dévalent des gouttières. Les grosses larmes du ciel éblouissent les yeux. Quelques neurones s’évadent de la cage du crâne et heurtent les choses comme des aigrettes de pissenlit. Je ne relis jamais les phrases que j’écris. De temps à autre, je me vide pour pouvoir me remplir. Je vais un peu plus haut, ma maison sur le dos, la route sous le bras, le ciel dans les yeux. Le vent vole dans l’air et me lance un appel. Un rien d’organique m’émeut, une bouse de vache, une fleur, un oiseau. J’ai un grand angle dans ma tête, voyant plus grand ce qui est petit. Dans le royaume de l’infime, le rêve prend sa source. Les mots serrés sur le papier forment un jardin d’images. Il y a plusieurs fenêtres dans ma chambre mais je regarde surtout par la verrière des livres. La lumière du verbe y sert de soleil. La force de l’écriture corrige la faiblesse du monde. La poésie est l’échec des finances. Elle garde l’âme vivante. Son horloge de mots bat la mesure du cœur.

Publié dans Prose

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