La cendre et le tison
Les arbres s’échangent des oiseaux et l’homme vole leurs ailes. Le ciel donne la pluie et l’homme vend son eau. Le fleuve unit ses rives. L’homme confond la main et le fusil, l’espérance et la foi, le dieu et le diable, la cendre et le tison. Le fusil tète la mère pour tuer ses enfants. La paix porte déjà une chemise pleine de trous pour recevoir les balles. Je perds ma route. Je perds la mémoire. Je perds la tête. Je perds mes mots. Je perds mes pas dans mes souliers. Je les retrouve où je ne suis pas allé. Peu importe le ciel, les oiseaux volent dans leurs ailes. L’homme respire dans ses mots. La vie a besoin d’air, de soleil et d’espace. L’espoir a besoin d’eau dans le pot du moment.
J’ai de la difficulté à parler aux enfants. Pourtant, je suis plus près d’eux que des adultes, plus près des arbres que des choses, plus près des mots que des idées. Une lumière anime les grains de la matière. Tout respire d’une même haleine, de l’étoile invisible aux poumons de la mer, de l’anémone des bois à la gorge des femmes, de la brume du lac aux branches des érables, du hurlement des loups au silence des anges. La respiration des plantes parfume les saisons. Le vent sur la montagne en aiguise les pierres. Le passage d’un rêve ralentit le mouvement. Le pinceau de la pluie patine l’horizon dans le sillage des oiseaux. Les arbres qui se penchent font claquer leurs vertèbres.
Un ange passe. Un oiseau tire le ciel. Un arbre met en cage un rayon de soleil. La terre accueille le pollen. Je traverse un espace entouré par le temps, un lieu de mort et de naissance. Sous la peau de l’ombre, la chair de la lumière est juteuse comme un fruit. L’enfant des hommes s’amuse avec un bout d’obus, une balle perdue, un petit oiseau mort. Comment tant de beauté peut-elle cacher l’horreur ? J’oublie tout. Je me souviens du rien, du manque, du bonheur attendu. Perdu dans le brouillard, j’ouvre la route avec la pelle d’un regard. J’écris sur des brouillons, débrouillant l’encre noire. Si un train passe, mes mots partent avec lui. Je laisse des trous sur la page, des traces de pas, des miettes de pain. On écrit toujours avec les mots censurés de l’enfance, la rondeur des cailloux, le pointu des roses. Aucun mot n’est perdu, aucun geste, aucune caresse. Ils nourrissent une rivière souterraine.
Le bruit de mes pas m’accompagne. J’apprécie la lumière qui vient, l’écho du vent, celui d’un train qui passe, le vol d’un oiseau, l’odeur d’une fleur, le goût des mots sur ma langue mêlé à celle des framboises, la douceur des lèvres. J’en remercie mes yeux, mes oreilles, mes mains, ma bouche. Je ne me sens pas seul. On me souffle des phrases. Je suis riche de la présence diffuse du monde. Malgré le froid, une chaleur m’envahit. Ma main soumise à une force invisible s’agite sur la page. Chaque lettre bouge comme ces petites fleurs caressées par le vent, exhalant un parfum d’encre noire dans le bouquet des mots. J’écris de petits riens, sans rien forcer. Je ramasse la mousse, l’humus, la neige, la poussière et les mets sur une page. Je fais un nid contre la mort.
Il y a des jours où je marche à l’énergie verbale, des jours aux muscles de grammaire, des nuits où le dictionnaire mène le bal. Mon crayon s’enlise dans le sable et ramène une source. J’évacue la boue du cerveau. Quelques pépites remontent à la surface. Je les polis. Je les conjugue. La mémoire de l’âme prend le pas sur la mémoire des choses. Le monde crie et j’écoute le vent. Les bombes tombent et je sème des fleurs. Je planterai un chêne au milieu des décombres. Un livre n’est pas un champ de mort. La respiration des mots n’est pas un râle. L’écriture n’est pas un rôle. Les mots ont la peau dure. Les verbes sont pointus. Il arrive qu’ils me blessent les lèvres. Les métaphores renaissent entre chaque silence. Des bouts de phrase respirent dans la prégnance des parenthèses. Les lettres penchent comme des prieurs sur la nuit blanche d’un cahier. Je sens une présence grandir en moi, frapper du poing sur les poumons, tirer sur chacun de mes nerfs pour dénouer les cordes vocales. Chaque os de mon corps se laisse caresser. À chaque phrase, je rachète ma peau.
L’odeur du foin, celle du pain, la sève dans les branches, le bois qui craque en s’ouvrant au feu, sont inséparables de la faim d’aimer. La mine d’un crayon se fait tour à tour le vent au bord de l’eau, la pelle dans la neige, l’abeille au fond d’une fleur, la veine sous la peau. Les mots me tirent vers ailleurs. Il m’arrive d’écrire dans la nuit avec un œil ouvert et l’autre qui sommeille. Ce qui reste au matin m’étonnera toujours. Les chaises parlent entre elles. Un oiseau vole dans la chambre. Une profusion de plantes embaume le silence. Parfums, murmures, lumières. Le vide se remplit. Le rêve se secoue dans les images transparentes. Les nœuds du bois sautent comme des bouchons. J’entends la chair gorgée de sève murmurer sous l’écorce. Une lumière m’habite que je touche d’un mot. Les heures sont ma langue. Mes veines se dilatent pour agrandir le cœur.