La chasse aux pénombres

Publié le par la freniere

 

On se levait avant l’aube, dans le clair-obscur de la fin de la nuit. Il fallait se couler dans le silence des champs, loin des maisons et des aboiements canins. La pluie parfois nous accompagnait, sereine et dure. Quand il faisait brouillard, c’était de bonne guerre: il nous absorbait en même temps que les froufrous étouffés de nos respirations.

Nous marchions sans parler l’un près de l’autre, à nous toucher, besaces en dos, bâton en main. Nous traversions les marais, à l’odeur creuse, verte, sauvage. Un vol de canards partait à notre gauche, et nous nous arrêtions un instant, l’œil essayant de suivre malgré l’obscurité l’aile sombre, le cou tendu, la tête noire. C’étaient des malards chatoyants dont les couleurs s’effaçaient dans ce qui restait de nuit.

 

Nous devinions le sentier aux pierres blanchâtres qui le bordaient, d’un seul coté : là où un faux pas nous aurait entraînés dans l’eau glauque. Il fallait suivre le passage étroit et entrer dans les roseaux sans peur et sans bruit. La bas, devant nous, se dessinait enfin la ligne pale des dunes.

 

Déchaussés, nous grimpions en zigzag parmi les herbes sèches, cherchant précautionneusement, de l’œil et de l’orteil, la place douce et froide du sable entre les gaillets et les euphorbes. Arrivés en haut, nous nous couchions en attente parmi les épervières et les lotiers, dans un parfum de menthe sauvage et d’algues fraiches.

 

Autour de nous, la nuit était encore dense et sombre, si le ciel, au-dessus de nos têtes commençait à pâlir. Les mouettes dormaient en petits tas clair sur le sable. Loin devant nous, l’horizon restait noir d’encre ; c’est seulement au bord de la plage, à quelques mètres de nous, que les vagues commençaient à prendre couleur et mouvement.

 

Nous suspendions nos souffles, muets, mains liées, doigts emmêlés, épaule contre épaule, le regard fixé au loin sur la ligne qui devenait bleu marine en même temps que le ciel se nacrait de tendresse. De toute la force de nos regards, nous poussions l’ombre loin de nous, hors de nous, vers le fond du monde là-bas, à mille miles de toutes terres habitées. Nous tendions notre volonté toute entière vers l’inexorable matin, promis en cadeau unique, vers la journée qui suivrait, radieuse, vers chaque minute de nos vies d’enfants encore ignorants des noirceurs du monde.

 

Nous regardions en soupirant de bonheur le soleil se lever à notre droite, un peu en biais, et l’ombre portée des piquets fences à nos pieds, en bâtonnets tortueux. Nous avions vaincu la pénombre une fois de plus, nous l’avions chassée en même temps que tout ce qui pouvait être malheurs : nous savions que jusqu’à la nuit prochaine, tout nous était redonné.

 

Nous rentrions vers la maison, heureux et fiers de nous : nous avions douze ans.

 

Lise Genz

 


Publié dans Glanures

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article