La graine vit dans l'ombre

Publié le par la freniere

Dans le marché de dupes qu’est le cours de la Bourse, on oublie tout de l’homme, de la graine et du fruit. Il faut téléphoner pour se parler. La présence est ailleurs. Dans les châteaux de cartes, les figures sont frimées. Les deux de pique s’habillent avec la peau du roi. Les dames de cœur se vendent à qui frappe au carreau. Les valets font main basse sur le trèfle en atout. Les châteaux de sable s’écroulent sous les bottes militaires. Les châteaux en Espagne s’avèrent des hlm. Chaque bague en diamant a son lot de cadavres et chaque plein d’essence abrège l’espérance. On tue les anges gardiens en abattant les arbres, en mutilant les ailes, en chassant les oiseaux. Sur la table où j’écris, j’appréhende l’abîme. Rendre la vie un peu plus habitable ne serait pas un luxe, arrêter de faire semblant, arrêter de faire du fric, mais faire de l’absolu avec de petits riens, faire un feu dans la neige, faire du pain, faire du bien, faire du bon, faire l’amour comme on fait du bonheur.  Le temps nous pousse dans le dos, mais le passé lui fait des crocs en jambes. Le présent course avec l’avenir, mais ses jambes rapetissent. Le temps manque d’espace pour étirer ses bras. Toute main est une île sur l’océan des gestes. Ses doigts dessinent la musique. Un vent solaire agite un métronome fou. Je veux des mots debout sur la page, des mots dressés comme des menhirs, des totems, des mots comme des rires sur l’orage des larmes, des mots comme des mains qui pétrissent le pain, des mots comme des bras en forme d’accolade. La graine vit dans l’ombre pour trouver la lumière. Il suffit d’une fleur pour que l’arbre grandisse.

        

Des centaines de mains remuent derrière les mots. À l’entrée de la vie, certaines phrases nous attendent. Des images nous habitent, des nœuds à dénouer. Des paysages nous traversent. Une route s’enfuit à mesure qu’on avance. Je ne veux pas être l’enfant reniant son enfance, mais celui resté sourd au tintement des cash, celui resté aveugle au délire de puissance, celui qui persévère dans le pas des sans route à chercher la lumière, une chaleur humaine dans le froid des négoces, à rallumer le feu toujours prêt de s’éteindre, celui trouvant l’été dans une cabane de neige. Ce que l’on voit à peine grandit vers la lumière. Ce que l’on voit de loin se penche pour nous voir. Les hommes, les animaux, les plantes respirent le même air. Des craquements de l’être aux ultrasons de l’âme, de l’inaudible à l’orage, l’homme demeure toujours en chemin de se faire. De la jeunesse des yeux jusqu’à la barbe qui s’argente, de l’animal traqué jusqu’à la neige à bout de souffle, rien ne change vraiment, tout est toujours changeant. Les continents dérivent sous la mue des saisons. Le temps mûrit à la mesure des arbres. Un même soleil nous réchauffe. Aucun arbre n’est muet. Chacun chante dans une langue différente.

        

J’écoute dans la forêt les bruits de l’origine, son concentré d’odeurs, de bêtes, de terre, d’eau de pluie. Les insectes en volant nourrissent les oiseaux. Les ombres de la nuit caricaturent l’homme. Mes yeux y font modestement la quête pour apprendre à voir. Les petites fleurs s’agitent en forains de passage. La chorale des trembles sous ses costumes gris s’accorde avec le vent.  Les lucioles faseillent dans l’épouvante de l’ombre. En hiver, la chemise des arbres n’a plus de manche. Leurs bras nus rêvent de feuilles. Avant l’incendie des érables, le feu répare son briquet. Après l’été, croulant sous la verdure, ils aspirent au dénuement. Les mots du temps noircissent l’écorce des bouleaux. Les mélèzes viraillent. Le vent aux mille mains y plaque ses accords. Les épaules des collines relèvent vers le ciel leur col de vareuse. On dirait des femmes de dos scrutant l’immensité ou surveillant les petits. On est toujours le plus petit d’un autre, le caillou d’une montagne, un brin d’herbe en forêt, un faux pas dans la danse, le pouce dans la main. Je transpose à voix haute les pages d’un cahier. La parole s’envole de l’encre du papier jusqu’au trou de mes lèvres. Je repeins l’horizon avec ma salive. C’est en silence que l’on croise les anges. Je fais semblant de caresser leurs plumes.

 

Je me voudrais entier parmi les mots épars, un éclair dans l’orage, un flocon de neige sur la poussière du monde, une épine rêveuse sur la tige du réel, un frisson de lumière dans le vivier des ombres, l’os de l’homme sous la peau des choses. Comptant les pains cachés dans la houle des blés, je mets la table pour demain. J’allume un feu sacré à l’heure où tout s’éteint. J’écris d’un livre qui n’a pas de papier, d’un arc-en-ciel qui cherche ses couleurs, d’un blanc chargé d’images. J’avance vers l’abîme, quêtant du bout des mots les passerelles secrètes. S’il n’y avait les sources, les nuages, les arbres, comment croire à la vie. L’homme s’accroche à des chimères. Les oiseaux qui volent d’arbre en arbre, j’en ramasse les plumes pour dessiner le ciel. On a tous une blessure cachée. On claudique du cœur. On boite avec les doigts. On louche des poumons. On s’arrange comme on peut des bégaiements de l’âme. De la fanfare des épilobes au solo d’épervière, toute la végétation semble obéir à des lois orchestrales. Avant qu’il ne touche l’oreille, l’oiseau prépare son chant dans une maison de plumes. Sa huppe se soulève sous la modulation de l’air. Mon regard prend son vol avec les oiseaux. Mon corps s’étire avec les arbres. Ma voix s’éveille dans le bruissement des choses. Coupant tout lien avec la pesanteur, mes mots se font légers. Mes phrases se saoulent d’envoûtements, du chant des parulines jusqu’au clairon du merle. Je me tapis entre les lignes comme une bête aux aguets.

 

La vie n’est pas réglée une fois pour toutes. Elle est inséparable de tout ce qui respire. Chaque matin, il faut remettre à jour la mécanique du corps, insérer l’imprévu dans la dialectique des choses. Le ventre de l’humus digère les saisons. Avec une ouïe plus fine, j’entendrais le battement des sèves, le craquement des os sous la peau de la terre. L’aube s’attarde dans les failles et fait reluire les feuilles. Devant tant de beauté, tous les muscles du corps me servent à écrire. Lorsque les mots viennent à manquer, ce sont les gestes qui complètent la phrase. Au milieu de ce monde de plus en plus factice, je m’accroche à la branche, à la pluie,  à la terre, à la douceur ou la colère du vent. Là où l’œil ne voit que du bleu, l’âme distingue des nuances infinies. Derrière chez moi, venu de la montagne, le ruisseau semble bu au milieu de la plaine, mais je le vois plus loin ouvrir grand les bras et transporter des troncs, des arbres morts, des épaves en dérive. Le soleil et la pluie renaissent dans le concert des fruits. L’eau des nuages rejoint la soif des racines. Je m’habille de ciel. La terre entière me sert de soulier.

Publié dans Prose

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<br /> J'ai aimé ce texte. Oserais-je dire qu'il est géopoétique?...<br />