La langue disparaît

Publié le par la freniere

À 65 ans, je n’ai pas encore appris à respirer librement. J’ai heureusement appris à marcher sans chaînes, sans boulet, sans les souliers de la morale. C’est ma façon d’écrire. Je pousse la vie avec mon ventre. J’écris comme on laboure. Je gratte l’os des choses. Enfant, je suçais des cailloux pour apprendre leur langue. Je léchais les écorces. Je mâchouillais les feuilles. Je suçais la gomme d’épinette. Je tétais les sauterelles. J’épiais chaque regard de bête. Chaque mot parle sa langue. Ce n’est pas la terre qui nous porte comme une mère mais l’eau. Cette dernière est la matière féminine par excellence. On peut voir la vie dans le frémissement des insectes, les poils qui se dressent, le balancement des feuilles, les couleurs fragiles des papillons, l’air sortant des museaux, la sueur qui perle sur les fleurs, les gouttes pénétrant la terre jusqu’à faire bander les plantes. On peut l’entendre dans le cri des cigales, le vent silant entre les branches, le croassement des gernouilles, le ramage des oiseaux, le silence coloré des plumages. On peut la sentir dans une bouse de vache, le parfum des épices, la senteur des choses. On peut la caresser du doigt, la peser dans sa main, l’embrasser sur la bouche. On peut aussi la tuer d’un seul coup de fusil ou par manque d’amour.

 

À remonter sans fin le fil de l’histoire, trouverons-nous la trame ? Tout va trop vite. C’est à peine si les minutes atteignent leurs secondes. Les jouets dévorent les enfants. Les autoroutes mangent les hommes. L’âme n’est plus une âme mais la chose d’un Dieu. Le monde a froid sous son costume de robot.  Ce qui est immobile et glacé ne se raconte pas. Les mots gèlent dans la bouche. L’économie tient en otage jusqu’au dernier brin d’herbe, jusqu’au dernier insecte, et les tue un à un. Elle pollue chaque rivière pour la mettre en bouteilles qui viennent ronger la mer. Elle éventre la terre pour y trouver de l’or. Elle fracture la pierre pour y trouver du gaz. Elle ne fait que tuer pour se maintenir en vie. Elle affame chacun pour le profit d’un seul. Elle remplace la pomme d’Adam par la pomme des ordinateurs. Chacun en prend pour sa pomme, pour sa gueule, pour ses oreilles de sourds, pour sa face de bouc soumis. Elle menotte jusqu’à la main du vent. Elle met des housses de terreur sur les meubles du cœur. Chacun n’est plus qu’un chiffre qu’un écran manipule. La vaste oreille du monde ne s’entend plus chanter. Le plastique des portables désamorce les mots. La langue disparaît sur la toile numérique. La folie du profit spolie jusqu’à l’air le plus pur

 

Être exilé de soi dans la banlieue de rien est pire qu’un exil. Pour chaque cœur qui bat, il y a un corps en forme d’homme qui doit monter la garde. Je grimpe sur une échelle de papier qu’on efface à mesure. Toutes les pièces d’argent dans le tiroir d’une caisse ne vaudront jamais l’odeur des épices. Les pierres, les bêtes, les plantes ne pensent pas qu’au passé. Elles sont dans le présent. Je parle en tremble ou en érable, en perles ou en pavés, en vieilles douleurs laforguiennes. Continuons d’écrire sur du papier de soie, du bouleau, de la pierre. Les vers rongent lentement la pomme numérique de Bill Gates. L’histoire de l’eau précède celle des hommes. On s’est perdu quelque part entre les choses et les idées. On se perd maintenant entre le vide et le néant. Il faut trouver ici ce qui manquera ailleurs. Une route commence à la fin de cette phrase. Je sens mes veines courir dans la terre, mes muscles se bander sous la poussée des branches, mes doigts frémir sous les mitaines de l’herbe. Une rivière déborde au milieu du poème. J’y pêche quelques vagues du bout de mon crayon. J’avance avec une rame en consonnes et des voyelles en aviron. Je chante la lumière au fond du caniveau. J’embrasse la vie échevelée par les grands vents géants. Je tombe et me relève sur les jambes du verbe, la peau des mots sur le silence des os, une moelle d’âme dans les vertèbres du néant. Même les yeux des aveugles sont des ponts sur l’abîme.

Publié dans Prose

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