La mort n'efface pas l'amour
Le gel nous serre la main. Les peupliers gémissent sous le poids de la lune. Le vent saute partout et lape d’un coup de langue le lait gris des nuages. C’est comme un ciel de farine sans l’espoir d’un pain. Les bruits s’égarent dans la neige comme les pas d’un chat dans une litière d’ombres. Je traverse l’hiver jusqu’à l’été des livres. La chaleur des mots me sert de maison. J’ouvre les livres comme on met ses raquettes pour affronter la neige. Un champ de ruines modernes se dresse devant moi. Depuis cette terre qui efface les signes, je persiste à écrire. Il y a trop de chasseurs, de pilleurs, de voleurs, trop de spéculateurs, trop d’effaceurs de rêve, trop de gommeurs de vie. Heureusement que les arbres cachent la sève sous l’écorce. Heureusement que les feuilles cachent le fruit avec l’oiseau. Heureusement que le corps cache le cœur sous la peau. La fièvre veille sous la brûlure glacée. J’aurai passé ma vie à mettre le couvert, des oiseaux sur la table, des pommes dans les phrases, des larmes dans le pain, des fleurs pour les insectes, des mots sur la misère, des cailloux sous les pieds, du sable dans les montres, des escarbilles chaudes dans la fumée sans feu, des pas d’enfant dans l’ombre qui vieillit et les pieds du poème dans les plats de la vie. Lorsque le temps se hâte, je ralentis le pas.
L’homme avance avec ses gros sabots dans la douceur des fougères, ses bruits de chaînes dans la tendresse des bouleaux. Les pierres brillent d’une conscience minérale. Le moindre grain de sable déchiffre l’eau de mer alors que l’homme peine à connaître les autres. Il doit fermer les yeux pour regarder plus loin. Il doit courber la tête sous le poids des idées alors que l’oiseau vole sans apprendre le ciel. L’oisillon sait déjà la direction des vents. Comment croire encore aux frontières des hommes ? La terre s’étend comme une mer. Un même souffle anime le cœur des étoiles et l’écorce des arbres, le cri sec des pies et le cuivre des orgues. Toujours, j’en reviens aux pierres, aux coquillages, aux fossiles, à l’écriture du temps sur toutes les surfaces, ce qui passe avec l’eau et s’amoncelle en nous. Je reprends à mon compte l’ironie des nuages, le bal des oiseaux. Je parle et rien ne change. Les mots sèchent sur le papier. Le temps délave mes images. J’envie le jardinier, le semeur, le vol d’un papillon, la course d’un lièvre, la terre aux bras d’érable, l’odeur de confiture qui imprègne le pain, l’épice des saisons dans la soupe des jours. Les arbres chantent sans musique. Un pissenlit se dresse dans le gravier des métaphores. Lorsque l’automne efface les feuilles, la sève continue d’écrire. La mort n’efface pas l’amour.