La peau du monde

Publié le par la freniere

Ce ne sont pas les questions qui m’animent, ce sont les doutes. Les animaux connaissent la mort mieux que nous. On trouve souvent la vie où ça fait mal, de l’or dans les poubelles, des mots cachés derrière le bruit. Je comprends mal les hommes qui savent marcher droit et ne savent pas se perdre. Ils ne trouvent jamais que ce qu’on leur impose. Je hais les stationnements géants, ces cimetières d’asphalte où les autos s’enterrent vivantes. Je n’aime pas les phares qui écartent la brume. Il est préférable d’acheter de nouveaux draps qu’un cercueil. On renaît chaque nuit dans l’utérus du rêve. Ma mère s’est demandé longtemps pourquoi elle a accouché d’un crayon. Des phrases tout entières tachaient déjà mes langes. Aujourd’hui, je longe la rivière. Le bruit de mes pas répète le murmure de l’eau. C’est comme un dialogue entre la terre et l’eau. Mon véritable lieu, c’est l’air du dehors, le vent, la pluie, la neige. Je m’habille avec la peau du monde. Mes pages font désordre dans l’asepsie des choses, trop sales, trop boueuses. Elles réclament le froid, l’humide, la chaleur, le sec. Elles réclament la vie de leurs phrases en bataille. Les livres sont des rames dans la chaloupe du savoir.

        

Je peux rester des heures sur un tronc d’arbre à la pêche de rien. J’en reviens pourtant la panse pleine de vie, la pensée pleine de mots, les poches des yeux pleines d’images et les souliers pleins de sable. Quand j’ai les yeux pleins d’eau, j’y pêche quelques larmes en forme de poisson. J’aurais pu faire n’importe quoi. J’ai décidé d’être pauvre. J’aurais pu tuer n’importe qui. J’ai préféré aimer.  Ça n’empêche pas de mordre dans la vie. Tous les oiseaux reviennent pour ceux qui savent attendre. Mes mots changent de wagon sans descendre du train. Ils vont de phrase en phrase à la poursuite du sens. Je  ne cherche pas vraiment la beauté. Elle se tient trop tranquille et radote en cul de poule, le petit doigt en l’air, les cils en pamoison. Je préfère l’odeur du café, l’odeur mal rasée, l’odeur des rivières, de l’humus, du cuir, les doigts qui sentent le péché. Mon français de forêt se méfie des salons. J’enterre les morts dans mes mots pour qu’ils vivent encore. Des ailes brûlées dépassent de mes poches, des quais de gare de mes pas. La terre tombée sur un cercueil garde l’espoir des racines. Les mots qui se refusent, j’attends qu’ils reviennent avec les bras ouverts à l’accolade, avec les yeux en face des trous, avec les mains chargées d’espoir.

        

Je chavire en marchant, moitié perdu, moitié trouvant, moitié misère, moitié trouvère. J’ai le bonheur discret. J’ai un petit sourire plus fluet qu’un fétu, pas de ce rire sonore arrachant ses vêtements à la moindre occasion. J’ai un sourire en shetland trois fils, pas en tussor griffé. J’ai le rire des absents empêtré dans la gorge. Je n’ai pas d’un métier pour rassurer les autres. Il y a sûrement une meilleure façon d’aimer sa mère. J’écris pour vivre, simplement. J’écris comme on respire. Notre corps est une maison. Bien souvent, nous ne sommes pas là. Nous laissons pour la frime une lumière allumée, un bout de chandelle dans les yeux se prenant pour un phare. Chaque matin, je déplie mon vieux corps. Ma colonne vertébrale devient un fleuve de vie Je me sens rajeunir. Les muscles se réveillent. La peau court sur mes os. Lorsque la lune aboie ou que jappe un soleil, je repense à mon loup. Sa grosse patte pèse encore sur ma jambe. Une bande de corneilles squatte le cimetière. Ils ont l’air d’une famille en deuil. Ils attendent Saint-François d’Assises ou la tombée du jour entre les pierres tombales.

 

C’est le temps de la chasse. Je m’y sens comme un chevreuil. Je n’aime les chasseurs, leurs regards de balles enfoncées dans le chargeur, leurs doigts comme des gâchettes et leur corps en culasse.  Le temps a mis le feu aux meubles dans la chambre du cœur. Des fleurs poussent à la place qui deviendront des fruits. Ceux qui marchent avec les mains dans les poches cherchent une raison d’être. Ils les sortent parfois plus vides qu’elles étaient. Ce sont de minuscules ficelles qui nous retiennent en vie. La grosse corde ne sert qu’à se pendre. La vie est un long train. Chaque jour est un wagon qui se raccroche à l’autre. Quelqu’un descend à chaque gare sans que personne ne monte. On finit sur les rails à traîner son bagage et tant de wagons vides.

 

Quand j’entre dans le bois, je reconnais chaque arbre à sa physionomie. Certains ont l’air de méditer. Ils portent la mémoire du monde. J’ai beau respirer comme un archer, en écrivant, je n’arrive jamais tout à fait à viser juste. J’écris sans fil ni aiguille une histoire décousue dont le paysage est le héros. Le jugement d’un arbre vaut bien celui d’un bûcheron, les muscles de la terre les doigts d’un ébéniste. Tant de choses m’échappent. J’avance dans les tessons de verre, les débris de mémoire, les bouts de faïence, les éclats de rire renversés sur le sol, les branches mortes qui craquent. Derrière moi, chaque pas semble recoudre le sentier. Les herbes se redressent. Les fougères hochent la tête. Je parle dans la brume, la voix mangée par un buvard. Je regarde le monde par ses trous. Les absents qui m’habitent ont gardé leurs odeurs. Je les respire à fond. Ils bougent dans mes gestes et poussent mon crayon.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article