La peau du temps
Sur des milliers d’écrans, nous ne percevons plus que des reflets. D’i-pad à i-pad, on écoute le vide et la déperdition. Il n’y a plus de sens ni d’essence. L’entité s’est perdue quelque part dans les chiffres. Prisonnier de ses pas entre la banque et le bistrot, l’homme n’est plus qu’un objet. Sa vie ne vaut plus rien face au baril de brut. Une carte de retrait lui sert de biographie. Une carte de crédit suffit à son bonheur. Il ne sait plus qui être. Il ne voit plus la vie entière mais en tiers, en demis ou en petites coupures. La surconsommation est un signe de la dissolution du monde. Voyez les nouvelles. Nous devons récuser toute forme de progrès économique, ne faire affaire qu’avec les bêtes, récuser l’agitation moderne, saboter le Plan Nord. L’étincelle des mots se perd dans la nuit comme l’œil d’un mégot. Pendant ce temps, la nature suit son cours. Sous le frimas d’hiver, la vie pousse toujours la sève dans les arbres.
Ce n’est pas la neige qui rend le froid visible mais la buée dans l’air, les mots gelés sur le rebord des lèvres, le frimas sur les cils. On n’ose plus ouvrir la porte des paroles. La blancheur humilie la lumière des yeux. Dans un jour sans images, même la route est aveugle. La sourde oreille cherche le feu des mots. Quand elles sont fausses, la question s’alourdit sous le poids des réponses. Le lac est dans la brume. Il est dans les nuages. Les battements du cœur touchent la peau du temps. La ligne d’horizon n’est plus qu’un pays blanc. J’appelle parmi le froid l’espérance de l’herbe, la sève cachée du monde, un ange de chaleur.
L’écriture fait sa route, des neurones invisibles à la pensée musculaire des mains. Ce qui n’est pas écrit apparaît sur la neige comme des traces de pas. L’encre invisible du vent soulève les flocons. La neige tombe en cercle. Elle tourne tout autour pour exaucer la danse. Il neige dans ma tête comme dans une boule de verre. Si elle éclate, elle efface la route. Je dois la retrouver dans l’absence d’images, une lueur d’espoir dans la transparence du froid, une petite laine pour le cœur. Assis à ma table de travail, dès que je touche mon crayon le dossier de chaise devient une aile. Tout s’amoncelle autour de moi. Les flocons pépient dans un silence blanc. Je prends les mots au pied de la lettre. Mes doigts s’agrippent à l’alphabet et je balance d’une phrase à l’autre. Mon œil s’accroche aux mots qui flottent.
Le cœur à marée basse révèle ses gisants, ses morts, ses sédiments fossiles remontés du néant, ses coquilles vides. Les larmes n’attendent plus les yeux. Elles tombent avant même de voir. Trop de béton efface le frisson des racines, trop de poussière, trop de bitume. L’espace au bout des doigts, je marche d’arbre en arbre, de pierre en pierre, de nuage en nuage. La vie m’offre un papier, une graine, un peu d’eau. Je lui donne un peu d’encre et de rêve, un peu d’âme et de chair. J’acquiesce à la lumière, à la neige, à la nuit.
Une étincelle brille sous les amas de cendres. Le soleil luit au-dessus des poussières. Des œufs sonores éclosent dans le nid du silence. L’appel d’un pinson traverse les ténèbres et caresse l’oreille. Pour chaque prisonnier, le rêve du dehors élargit sa cellule. Sous chaque grimace un sourire s’entête comme une source enclose dans le roc finira par jaillir, un bref éclat de ciel traversant les nuages. Je porte sur ma peau un baiser de ma mère, le sucre des érables, les cils de la terre. J’ai une chanson en tête, une goutte de miel sur la langue, au ventre des ancêtres la grossesse entravée d’un pays, une pluie d’éphémères sur le désert des heures, le germe du désir éclatant sous l’écorce. Chacun peut beaucoup plus qu’il ne croit comme la flore donnant plus qu’elle ne croît.