La plume et le carnet

Publié le par la freniere

D

epuis la mort de mon loup, la plume et le carnet sont mes seuls compagnons. Le cœur ouvert très tard dans la nuit, j’accueille l’invisible, l’imprévu, l’incroyable. Je m’habitue à vivre ici plutôt qu’ailleurs. Écrire, c’est continuer sa route. Je n’écoute jamais les radios à l’eau de rose ni le sirop des soaps. Je syntonise l’inaudible. Locataire d’un temps vide, je le remplis de mots. Je pousse ma brouette dans un enfer motorisé, un simple abécédaire dans les chiffres comptables. Allergique aux changements de vitesse et aux poignées de porte, j’écris de la main gauche. J’ai quitté l’enfer virtuel pour un ciel boueux, un sol de pierrailles et de chardons ardents. Le long des autoroutes, les arbres montent vers le bleu pour oublier le bruit et la vitesse de l’homme, ses crissements de pneus et ses giclées de phares. Une paupière de brume cache les larmes du soleil. Après chaque tuerie, la vie repousse. Des caresses apparaissent dans les carcasses rouillées. Des prothèses remplacent les moignons du malheur. Il faut soigner la cirrhose de l’air, les courbatures de l’arbre, le rêve des enfants. Chaque détail est une façon d’aimer.

         Surveillant les abeilles, les pissenlits sursautent au moindre coup de vent. Les érables à sucre soignent leurs ecchymoses. L’homme est une bête compliquée. Il se nourrit autant de dieux que de dollars, de bombes ou de boites à bijoux. Il aime ce qui en jette et ne sait plus quoi faire des ordures. Il parle trop souvent sans même aimer sa langue. Un portable traîne sur le bord d’un ruisseau. Sa sonnerie macabre a fait fuir un chevreuil. Je rester seul à composer le silence, un petit gramme de paix, une once de douceur. Les gestes lents des arbres apaisent mon angoisse. Quand le ciel se couvre, j’éclaire d’un peu d’encre l’absence du soleil. L’immensité m’appelle devant la page blanche. La terre est pleine de rêves qui se réveillent en fleurs. La sève monte pour prier dans l’église des arbres. L’homme est souvent l’intrus dans l’accolade végétale. Quand je respire dans le pollen de l’air, je me sens plus vivant. La présence de l’espace fait oublier le temps.

         Mes racines repoussent dans une érablière comme celles du ginseng, de l’ail des bois, des crosses de violon et des tigrons d’aulnaie. Les fleurs éclosent en papillons. Les lucioles ébouriffent la nuit. L’âme devient plus simple, les verts plus accueillants. Les gros rochers grognons font rire les cailloux. Les fleurs portent des fruits dans le panier des arbres. Le soleil sourit sur les visages de grands-mères. Les bonhommes grisâtres s’habillent de couleurs. Le vent joue de la flûte dans un tronc d’arbre mort. Un cortège de fourmis se décide à danser. Le temps s’arrête sans traverser la route. J’ai toujours eu un faible pour les coccinelles, les marmottes, les pissenlits, les métaphores feuillues, les grains de pluie qui hésitent entre la neige et l’eau, les mésanges en prière dans les congères d’images, les noyaux de lumière au milieu de la nuit, les troupeaux de moutons broutant l’herbe du ciel. Je reviens au village où j’aime écrire entre les tombes. On a fermé à clef la grille du cimetière. A-t-on peur que les morts s’enfuient ? Je passe la gomme dans les affaires humaines, le fer sur une peau froissée, une pommade sur le cœur. Je ne suis qu’un piéton. Je musarde sans but, de lignes de fuite en lignes de vie, reliant les parallèles avec le bout d’un mot, ranimant d’une phrase le corps du papier. J’écris avec le sang, le silence, le bruit, le sens à l’état pur. Dans la chambre du cœur, je change l’eau des vases et les meubles de place.  J’irai jusqu’où je peux un crayon à la main. Je visite un caillou. Je caresse le vent. J’interpelle un oiseau. Je laisse les mots racler ma gorge et la parole donner son temps à ce qui veut aimer.

Publié dans Prose

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