La ronce qui résiste
Le vent sucre les ombres. Des taches de rousseur parsèment la prairie. La terre se plie en quatre sous les pas du marcheur. La pluie assaisonne le potage du lac. Mon ombre poivre et sel imite le vieil homme. Nulle saison ne s’évapore sans laisser quelque chose. La plomberie de la mémoire fuit. Les souvenirs s’égouttent. Le temps est le breuvage de lui-même. Sur la page du paysage, j’étire du crayon les herbes élastiques. Chaque plante façonne sa descendance dans les flacons des fleurs. Ils contiennent la sève, le pollen, le vent et s’ouvrent comme des lèvres. Quand le soleil se lève, chaque pétale aspire à la chaleur de l’étreinte. Depuis la terre jusqu’à l’air, chaque graine accomplit son voyage cosmique. Je parcours du doigt les cartes des nuages dessinées de mémoire. Je change de pays du stratus au nimbus. La légèreté se lève comme un souffle. Les sons bleuissent à l’aube. Chaque détail devient fou. La rosée répand ses bulles de lumière. La vie marche dans moi avec ses bouquets d’herbes. Mon corps rejoint le monde, se mêle aux éléments, s’éparpille dans l’air, se condense dans l’eau.
Chaque chose a sa propre écriture. Le passage des oiseaux laisse des hauts de page qu’on ne retrouve plus au moment de relire. Une colonne de fourmis trace une ligne sur le sable que l’on peine à traduire. On mesure le vent sur des aéromètres, on soupèse le sable, on ausculte la neige sans connaître leur langue. Le fil des paroles avance en zigzagant sur le tissus des choses. La sève communique le discours des racines. La prose du matin est en réimpression, quelques détails en plus, quelques ratures en moins. Chaque jour, les mêmes lapsus reviennent, le même café froid, la même page cornée. Ce que j’écris n’est qu’un passage dérisoire comme le bruit d’une auto, le vent dans les cheveux, l’espoir d’un outil. Les yeux tournent de l’œil sur les images du temps. La chair des oreilles prend la forme du son. Les oiseaux sortent du cadre et se perdent au loin. Les mots restent présents à l’intérieur de l’homme.
La poésie commence ce qui n’a pas de fin. La prose conclut toujours. Les lecteurs de poèmes sont toujours affamés. L’ombre se perd dans l’invisible. Il faut y suivre la lumière. La chaleur coule jusqu’aux mains. Les atomes copulent. Les couleurs évoluent jusqu’au lavis final. Les années passent tous les jours avec les nuages et le ciel, mais les mêmes questions demeurent sans réponse. Quand un ami nous quitte, un peu de soi s’en va, un peu de lui nous reste. Je me souviens des rêves, de la neige fondue, des gouttes déjà sèches, mais j’oublie le réel. Je le transforme en phrases. La vie se vide quelque part mais se remplit ailleurs. C’est l’espoir des trous. L’odeur de la pluie persiste quelque temps, celle des bêtes sur le sol, des abeilles dans la fleur. Les sentiments du corps rejoignent l’esprit. De la racine au fruit, les bourgeons se déplient. Je voudrais me conjoindre à la loi des semences, à la chaleur qui s’éveille, à l’énergie des pierres, à la force du feu. La ronce qui résiste éclaire le chemin.