La vie à chaque jour

Publié le par la freniere

Des déchets invisibles envahissent les fruits, les légumes, les fleurs. J’échangerai mille fusils, mille bombes, mille autos, mille cartes de crédit, mille attachés cases, mille promesses de Dieu pour une seule paire de couilles. Je me suis couché enfermé dans mes os, prisonnier de ma peau. Je me suis réveillé tout à côté d’hier. Enfant, je n’avais pas de tirelire mais les poches pleines de foin, de cailloux et de bouts d’allumette. En enlevant mes souliers, j’avais des ailes aux pieds mais je ne volais qu’au ras du sol, d’un brin d’herbe à l’autre. J’apprenais les insectes, les fleurs, les trous de vers. Je touchais les pierres. Je respirais les odeurs de la terre. Je dessinais la mer sur le bois des pupitres avec des taches d’encre et des crayons de couleurs. Des fourmis se cachaient dans mes cahiers d’école. Le moindre sentier conduit aux chemins intérieurs, au croisement du corps et de l’esprit. Je veux aller au bout de moi, au bout des mots, toujours ailleurs, toujours plus loin, où l’on ne s’attend pas.  J’ouvre la bouche pour goûter l’air. Je veux rester vivant. Je rêve même de bonheur. Le corps ne suffit pas pour les battements de cœur, la main pour les caresses, les mots pour la parole. J’apprends la pluie à chaque ondée, l’éclair à chaque orage, la vie à chaque jour.

        

Quand le corps cesse de penser, la vie prend la relève. Ce ne sont pas les diplômes qui rendent l’homme savant. Ce ne sont pas les opprimés qui détruisent la terre.  Ce ne sont pas les avions qui nous mènent plus loin. Ce n’est pas l’éphémère qui importe mais la permanence. Ce n’est pas chez un Dieu qu’on trouve des réponses. L’Olympe se situe dans les tripes des hommes. Les idées, c’est dans les mains qu’elles prennent forme. Il est temps qu’elles lâchent le fusil, le chéquier, la matraque, qu’elles cessent de sentir le mâle, qu’elles cueillent habilement les fleurs sauvages et s’acceptent en leur fragilité. Ce ne sont pas mes papiers qui attestent de ma vie, ce sont mes carnets tout cornés, mes poèmes égarés, les livres que j’ai lu. Au pays des Inuits, il y a cent noms pour la neige, aucun pour la monnaie. Devant la mort, les hommes pleurent comme des enfants, les enfants comme des hommes. Je n’ai presque rien appris mais j’en ai trop vu. Je préfère la terre en vivant qu’en cadavre.

        

Plus personne ne se connaît vraiment. L’homme vend sa langue au boucher du silence. L’enfant s’amuse dans un dépotoir. La femme n’offre plus à boire que ses larmes. La cicatrice a oublié le sang. La boussole s’égare dans l’axe de la terre. Des rayons du soleil à l’éclairage électrique, on a perdu quelque chose de vue.  Les atomes s’affolent. L’épine dorsale de la terre est pleine de vertèbres bancales. Nous sommes en plein délabrement. De l’œuvre blanche de la neige au décor obsolète où les fleurs sèchent à mesure, des changements climatiques aux saisons déréglées, des mains gelées sous les mitaines aux doigts brûlés par la chaleur, du vertige des cigales à la maison nordique, du concert des oiseaux aux bribes cacophoniques des sirènes, des cendres de l’igloo à la toundra du fer, du ciel amérindien à l’enfer des voitures, de la mémoire des animaux à l’amnésie des hommes, du testament végétal des anciens aux songes creux du béton, de l’aube des rosées au crépuscule nucléaire, du graphite aux graphiques, de la première moisson à la prochaine guerre, du silex à la kalachnikov, des chiffres de la pluie au bilan des déserts, de la géographie des lettres à la graphie des chiffres, tout se déglingue. Il ne suffit plus de mettre la couleur dans les éclaboussures de l’être, d’en dessiner les formes, d’en inventer les mots. Il ne suffit plus d’annoncer le printemps, l’aube aux yeux de pervenche, l’ombellifère des mots transportée par le vent, l’odeur du soleil dans la matière opaque, la vie intime de la ruche.

 

Nous naissons comme un rêve ou un boulet tiré du ventre, hommes sculptés dans le plomb de la peine, la chute des corps, la démence ordinaire, la terre de grain et de chagrin, avec des yeux trop courts pour agrandir le ciel, la peau mal repassée et l’échine bancroche. Je viens au monde sous le bout d’un crayon, dans la transparence des encres et l’éclatement des formes. Lorsque j’écris sur la ligne d’un cahier, je mets des mots sur l’horizon. Je fais du sens avec du sang, de la chair avec l’encre. Si je n’ai pas le sens du temps, j’ai celui des saisons. En hiver, je compte les flocons. L’été, je cours après les fleurs. Je m’emplis les narines de leur musique parfumée. Le cul piquant des abeilles est un baume contre le bruit des débusqueuses, la toux sèche des tout-terrains. Pourrais-je encore longtemps parcourir les champs, dormir dans un pré, me coucher sur le dos dans les intempéries, naviguer en pirate sur une mer d’images, boire la vie à même la source ? Je fais des prières sans foi pour qu’aucun Dieu n’entende. Lorsque les fleuves oublient jusqu’à leur lit, les amants leurs caresses, les animaux leurs crocs, prendre l’air au lasso avec mes cordes vocales est mon unique recours. Dans le monde des ombres, un groupe de lucioles égarées m’indique le chemin entre l’amnésie et le néant. Dans la géographie des phrases, chaque mot est une boussole. Dans le poème, chacun trouve son lard, chaque pauvre son or, chaque égaré sa route.

 

Il y a entre les lignes un vide plein de promesses, une tendresse à naître entre les bras des hommes, un pain dans chaque assiette, des amandes confites dans les écales de faim, une forêt entière dans un cône qui tombe, une samare en vol, un jardin dans chaque graine, les vœux du ciel entre chaque flocon, un fleuve de vie dans chaque atome, entre chaque goutte de pluie l’allégresse des fleurs, des battements de cœur sous la peau et les os, un répit, une trêve, une paix entre chaque balle tirée, dans chaque soldat un homme qui hait la guerre et casse son fusil, tant de poèmes dans l’alphabet, tant de regards dans les yeux qui cherchent la lumière, dans chaque œuf qui éclot l’apparition du chant, la maturation des fruits dans chaque bourgeon, dans la mort d’un arbre la croissance d’un autre. Les signes de l’écriture sont partout, sur le dos des tortues, les cicatrices, les nodules des arbres, l’âme qui suinte par les pores du rêve, les stigmates, les éraflures au cœur, les trous sur les façades, les mots sur le papier.

 

Quand je vois un oiseau, je me fais passager. Quand un ange passe, je me fais messager. Quand j’ouvre un mot, une ligne, une page, je vois battre un cœur, des parcelles de rêve au bas de l’escalier attendant de monter, des étincelles d’images dans le frottement des mots, des métaphores enceintes, des bribes d’évènements, des personnages de conte dans le flottement des lettres, l’acupuncture des gestes sur le grand corps du monde, une mémoire tactile au bout de chaque doigt, des poussières mnémoniques transformées en méduse, des routes qui cheminent de nulle part à partout. Nous avons inventé la poutre et la corde, la poudre et le fusil, mais aussi le baiser, la caresse, la joie. Le pire imaginé côtoie le merveilleux imaginable. L’intemporel se faufile entre chaque seconde.

Publié dans Prose

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