La vie marche à l'envers
La vie marche à l’envers. Elle ne va pas du pire vers le meilleur. Elle punit ceux qui sont libres. L’économie de marché a besoin d’esclaves. On les recrute chez les enfants. Les riches ont besoin de plus en plus de pauvres. Ils appauvrissent l’autre. J’enligne des mots à la va comme je te pousse et je me pousse vraiment du charabia des chiffres, du jargon des affaires. Si je manie la bêche, ce n’est pas pour compter les carottes ni le prix des tomates. C’est pour garnir la table, remplir la panse des affamés. Si je sors la pelle, ce n’est pas pour creuser une fosse. C’est pour ouvrir un chemin jusqu’à la boite à malle, une route aux amis. Je me contente du moindre signe, une feuille qui rougit, un geste qui hésite, l’apparence d’un visage sous le nom de personne. On ne sait jamais tout ni le tout de la vie. On vit par bribes, de seconde en seconde, mot à mot, pas à pas. On danse à la périphérie des gestes sans trouver le centre.
Il y a de la beauté dans l’ordinaire des jours, de la bonté possible entre les hommes, des étincelles dans la neige. L’écriture m’emporte du non-être à l’être, de la pensée de l’œuf au vol de l’oiseau, de la poignée de porte jusqu’à l’échappée belle. C’est une manière de ne rien faire où l’âme s’accomplit beaucoup mieux qu’à l’usine où l’on fabrique l’inutile, le clinquant, l’illusion, des écrous, des écrans, des mensonges, des menottes. C’est une manière de retenir le vent comme un enfant tente de toucher la lumière ou de saisir la lune. C’est une manière d’être ailleurs sans cesser d’être là. C’est une manière d’accueillir le passage des ans, les pommes sur la branche, les pas sur le chemin. C’est une manière de crier famine ou de crier maman. C’est une manière comme une autre de ne pas être en laisse. C’est une manière d’aimer, de laisser place au chant. C’est une manière d’être au lieu d’avoir.
Ce sera presque rien, l’humble trésor d’une image, l’entêtement des mots, la rosée du matin, un pissenlit entre les herbes fraîches, une leçon d’infini, un petit bonheur léger comme une bulle, le courage d’un regard, un livre aux pages de lumière. Ce sera presque tout, une lettre sans fin, l’urgence d’un orage, les partitions d’un maître, de l’encre, du papier, l’école des oiseaux, la dictée des étoiles, la promesse des fleurs, le courage d’un regard, le petit matin allant vers sa journée, les battements du cœur, le corps qui se décide à écouter ses rêves, la volonté de l’arbre où naît la verticale, l’ubiquité de l’air, la caresse du vent, toute la beauté du monde. Il suffit d’être là. Il suffit d’aimer.