La vie reste la vie

Publié le par la freniere

Le monde existe quand nous y sommes. Il ne devient réel qu’à travers nous. Alors, pourquoi s’encombrer de préjugés, se soumettre à la horde et suivre le troupeau ? Je suis de  ma langue maternelle, celle qui lape et fait claquer la porte du silence, celle qui parle et bégaie, celle qui hurle ou se tait. Rien n’est vraiment vide ni plein. Rien n’est tout à fait là ou ailleurs. Rien n’est rien. Tout n’est pas tout. Il manque toujours quelque chose. Quand je me perds dans la pensée, je m’en remets aux mots, aux métaphores, aux images qu’on écrit, aux paroles qu’on dessine. Je m’en remets au temps pour tromper les horloges, au rêve pour tricher la mort, à la vie pour écrire. Nous sommes tous une part des mots qui manquent à l’autre, la pièce d’un immense puzzle, celle que l’on veut dépareillée. Je ne mets pas de point là où la voix se casse. J’ouvre une parenthèse comme on ouvre un hamac. Des mots se cherchent dans mon cahier parmi les gestes inachevés, les lignes sans mains où s’accrocher, les images sans yeux. Que faisons-nous coincés entre les voleurs de vie et les vendeurs de mort ? Quand le centre prend toute la place, il n’y a plus rien autour. On naît sans le savoir. On meurt sans le vouloir. Le temps passe mais tant de choses n’arrêtent jamais. La vie reste la vie. On ne change pas vraiment, on voyage autrement. Les sillons qu’on ensemence portent la voie lactée. Les voyelles prennent leur source dans le silence des ancêtres mais aussi leurs paroles. Si nous sommes nés d’une éjaculation, nous venons aussi d’un legs jaculatoire, des mots les plus pauvres mais aussi les plus riches, les mots de nos aïeux. Il faut prendre soin du présent. Ce n’est pas du passé dont on hérite, mais de l’avenir de nos enfants.

        

Quand je suis las, je dors sur le dos. Je fais la la do do ré mi. Je rêve en clef de sol. Je me lève en bémol, en dièse, en concert, en blues. Je mets des notes blanches sur les épaules du matin, une écharpe de quintes au cou d’un concerto. Il y a un lac derrière chez moi, un cimetière tout à côté où bougent des fantômes. Il y a le vertical des roseaux, l’horizontale de l’eau, l’envol des canards, la nage des poissons. Il y a des jours de calme, d’autres d’orage, des jours de cahier, d’autre jours sans mots, des heures sans noyau, d’autres sans pelure, rien que la chair du temps. Il y a de l’invisible sous les choses, des détails où la vie se raconte, des gestes inachevés. La peau des choses fait des cloques. Il y sûrement autre choses que la mort et la vie, mille autres mots derrière un mot, autre chose que personne dans les os d’un cadavre. Le temps se régénère dans les rides. C’est l’homme qui vieillit. Les mots retiennent la pensée à l’intérieur des phrases. La vie ne se multiplie pas, elle soustrait. Il n’y a pas un jour de plus qui ne soit un jour en moins.

        

Ce qu’on refuse de dire finit par effacer ce qu’on dit. Ce n’est pas la mort qui m’inquiète mais ce qu’on fait de la vie. L’orgueil nous remplit de tout le vide du monde. Il faut faire place à l’humilité, l’inconnu, l’humour. On n’a pas besoin de faire quoique ce soit. On s’agite sous prétexte de vivre alors que l’on meurt à ce qui fait l’instant. Prisonnier de ses gestes, l’homme quotidien a peur de l’immobilité. Les anachorètes, les mystiques et les saints ne cherchent pas le vide mais le plein. Leur âme lévite au-delà du geste. La réussite sociale est un leurre. Pour chaque tête qui s’élève, des milliers d’autres sont tranchées. La réalité du temps cache l’éternité. Chaque chose maquille l’infini. J’écris pour gratter l’apparence. La faim des mots engendre la parole. La fin du monde n’empêche pas le commencement. Le véritable rêve ne porte pas d’habit, ne compte pas ses pas. Il supplante le réel dans le cœur des enfants, des amoureux, des fous. Il soulève la pierre que l’on ne voit jamais, mais qui bloque la route. Il transforme en verger l’espérance des fruits, le désert en jardin, les barreaux de prison en échelle de corde. Il ne suffit pas de regarder pour voir. Il faut imaginer.

 

Je ne lis pas Hegel mais Spinoza. Je ne crois pas en Dieu mais au Tao. L’ordre de l’homme n’est qu’un chaos. Je lui préfère le désordre du monde. Je me retrouve dans l’enchevêtrement des ronces qui protègent la fleur, la sève qui se fait douce sous le pointu des roses, des framboises, des mûres. C’est la vie      que protège le dard des abeilles. L’arme des hommes ne sert qu’à tuer. L’érection atomique a fait d’Hiroshima des fœtus d’infirmes. Je me méfie des «justes» qui rédigent les lois. Il y a toujours au bout l’idée d’une prison. Leurs Dieux portent des bottes, leurs prêtres des uniformes de kapos. Il y a toujours des morts sous les drapeaux, des étrangers au-delà des frontières, des impies, des athées et des chiens d’infidèles dans le chenil des Dieux, des esclaves dans les comptes bancaires, des bêtes d’abattoir sur le menu des trusts, des femmes violées, des hommes amputés, des drones et des enfants-soldats dans les nouvelles guerres. Œil pour œil, dent pour dent. À force de s’amputer, l’homme devient un robot. Un cœur de synthèse remplacera l’amour comme la monnaie d’échange a remplacé la vie.

 

Où aller quand chaque chose a sa place, chaque voyage son guide, chaque route son pas ? Que dire de plus quand chaque phrase a son moule ? Que faire de vrai quand chaque homme a son rôle ? La nature a-t-elle besoin de l’homme ? Perdrons-nous la mémoire dans la mémoire virtuelle ? Le regard des écrans est comme un œil sans rien dedans. J’ai trop longtemps broyé du noir, cloué l’espoir sur de la cendre, je veux maintenant m’égarer, me perdre de mieux en mieux, secouer le réel. J’avance à l’envers des ombres, à l’encontre des hommes, à la rencontre des arbres. Je tutoie les oiseaux. Je déguste le vent. Je soupèse le poids de chaque lieu. Je cherche la chaleur dans ma peau de vivant. À chaque coup de langue sur la gencive de l’aurore, je me remémore la parole. À chaque goutte de pluie sur la vague en désordre, je me souviens du ciel. À chaque coup de rein du vent, je me rappelle du vagin de la terre. Je creuse au fond des phrases. Les mots renouent en moi une chaîne commencée il y a longtemps, bien avant que j’écrive. J’oscille entre la page et l’eau du lac, la table d’écriture et le canot d’écorce. Je n’ai pas l’oreille pour faire de la musique, mais j’ai les mots pour l’écouter, un violon de papier pour faire chanter l’encre. Je n’arrive pas à dire les pommes sans d’abord en manger une. Penché sur le vide, je jette quelques signes dans le vent, deux ou trois mots noués ensemble. J’imagine la tige sur un tuteur manquant, la fleur dans l’ordure s’empiffrant d’espérance. Écrire, c’est poser sur le sol un sac plein d’enclumes. On se relève en disant ouf.

Publié dans Prose

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