La vie se nourrit de la vie

Publié le par la freniere

 

 

Je me méfie des vieux adages. Aide-toi et le ciel t’aidera ! Encore faudrait-il que le ciel fut bas. Un homme seulement préoccupé d’argent n’est plus qu’un cadavre. Il faut toujours tuer quelqu’un pour s’enrichir, affamer les plus pauvres, empoisonner les uns, emprisonner les autres. Dans l’exigu des choses, je dessine la mer, un sourire, un regard, le pelage d’un chat. Trop d’objets m’encombraient. De ceci à cela, je bifurque. Je me perds. Je m’éparpille. Je ne tiens plus le cap. Je me mets à pleuvoir quand le ciel se couvre. Je deviens une rivière. Je saborde un bateau pour rentrer à la nage. De la montagne, je retiens une pierre. Je la traîne avec moi. De la forêt, je retiens les odeurs. Elles me servent d’habits. Du brouillon de la mer, je retiens les belles phrases. Il ne faut pas laisser au corps le dernier mot. Même mort, il faut continuer. J’ai arrêté de courir. Le temps s’est adouci. Il y a tant de détails que je n’osais pas voir. Un verre d’eau me suffit pour découvrir la mer. Ce sont les mots cachés qui soutiennent les phrases, la peau grammaticale des images. De muqueuse à muqueuse, les voyelles échangent leur salive. C’est la peau qui sépare les morts des vivants, mais elle n’empêche pas la communion des âmes. Les vers ne suffisent pas écrire. Il faut le ver dans la pomme, le verre à moitié plein.

         Où en sommes-nous de l’aventure humaine ! Il me semble qu’on piétine, qu’on recoud de vieux pas sur les pieds de la route. Malgré les murs, les cathédrales, les buildings de verre, il y a encore des paysages où les fleurs jouent avec leur ombre. Il faut ouvrir les yeux au bon endroit. Je n’écris pas une œuvre. Chaque livre est une graine jetée au feu. Elle pétille ou s’éteint. J’écrirai toujours comme un bricoleur du dimanche, un patenteux de cossins. On ne voit pas les anges se défroisser les ailes en public. Quand le jeu devient métier, l’encre pâlit et le crayon s’épointe. Quand à paraître sur l’estrade, que ce soit sans artifice ni fard sur les rides. Dans la chandelle de vivre, je veux être la mèche qui trempe dans l’amour. Il restera toujours quelques timides pour nous sauver de l’orgueil, quelques justes pour dénoncer les juges, quelques poètes pour jouer à la balle avec l’alphabet, quelques sensibles à fleur de peau pour écouter le vent, quelques voleurs de pommes pour déjouer l’argent. Certaines phrases sont des cailloux sur lesquels on bute. Ils réveillent les yeux, des viscères jusqu’à l’âme. Il faut planter les mots comme des clous. Encore faut-il qu’ils retiennent la planche où le lecteur s’appuie. De gros nuages gris estompent l’horizon et s’irisent soudain. Il va pleuvoir des mots. Je le sens au frémissement des pages. Les premières gouttes d’encre dessinent sur la page une rivière d’images. Le chant des vagues vient noyer le rivage des bruits. Le visage d’une goutte d’eau n’a pas besoin de miroir. Le ciel entier s’y mire. L’alphabet se déchaîne dans les phrases en tempête. Ce n’est pas la madeleine de Proust mais le radeau de la Méduse. Une phrase tout en arbre vrille le ciel de veuvetons, ces vieilles branches cassantes que craignent les bûcherons. J’ai l’impression d’être assailli par tout un dictionnaire. Le bruit de la parole copule avec le vent. Debout, à la limite de l’écriture, des embruns, des bourrasques, j’écoute le son des métaphores. J’essaie de deviner le sens des atomes.

         Quelque chose d’énorme prend naissance dans l’eau. Je suis au cœur des éléments. Nous sommes si petits en face de l’univers, une masse confuse de matière vivante. Nous partageons le même souffle, le même froid d’hiver, la même chaleur. Tout ce qui est vivant participe d’un échange. Je m’imagine retourner à cette eau dont je viens. Nous sommes faits de pluie. Chaque goutte de pluie enferme mon visage et un peu de mon âme. Avec l’eau scintillante dégoulinant du ciel, l’éponge de la page recueille ma sueur, ma salive, mon sang. La vie se nourrit de la vie. Je regarde le ciel traverser peu à peu la brume des vocables. Un ciel dégagé énonce la blancheur d’une page. Un dernier vol d’oiseau agite mon crayon, le bavardage d’un tamia, le piaillement des herbes dans un lit de verdure. Il y a dans ma chair un peu d’étoiles mortes, du varech, du clair de lune, du vent, les mouvements de la mer, la tourbière endormie, la lave des volcans, le sang des vieilles bêtes. J’essaie de regarder le monde avec les yeux latéraux d’un oiseau. Que voit-il que je ne perçois pas ? J’attends que l’espérance sature l’horizon. J’avance comme une molécule explorant l’infini.

J’ai mangé des cailloux, vomi sur la table, injurié l’horizon, inventé des blessures. J’ai touché du cadavre, du nuage, du vent. J’ai fait la peau des muses, caresser les épines mais je n’ai pas cessé d’aimer. Je déplie d’un seul mot la vie roulée en cri au fond de la poitrine. J’apprends plus à parcourir un seul petit sentier qu’à traverser mille routes. Il a fallu des millénaires pour un seul caillou. Son savoir est immense. J’apprends à lire dans ses veines. Je me sens étranger dans un monde disparu, un survivant du pliocène coincé dans le trafic. Une barque avance goutte à goutte dans la pluie d’une page. Le vent rame sans bras vers on ne sait quel but. Les feuilles s’étirent comme des chats et ronronnent au bout des branches. Les mots que l’on écrit, on ne peut les soustraire. Les autres restent sur le bout de la langue. J’écris pour les trouver. Je suis mort tant de fois sans même le savoir. La mort n’est rien pour celui qui la vit. Je n’ai pas vu de lumière tout au bout du tunnel mais je n’ai pas vu d’ombre. La lumière est vivante. Je la vois chaque jour. Les jambes remplies de mots, la magie court entre mes pas. Je remercie mes yeux de voir plus loin que l’homme. Une chandelle éclaire toute la mémoire du feu.

On n’émeut pas la terre avec un billet de banque comme on câle l’orignal. On ne fait pas l’amour comme on fait des affaires. Combien de temps la jungle et l’eau vitale échapperont-elles au commerce ? Dans les saisons bancaires, les mouvements de la Bourse ont remplacé la vie. Les couilles du profit n’engrossent que la haine. On tue des bêtes pour retarder les rides. Des villes poussent comme des hématomes sur la peau de la terre. Des milliers d’espèces meurent à chaque jour, des milliers d’insectes plus utiles qu’un taser, des milliers de plantes nous faisant respirer. Lorsque l’eau bout, la source chante à pleine voix mais murmure à peine sous la glace d’hiver. Elle dit la même chose dans sa langue liquide. J’aime quand la neige force aux repos les poids lourds et les tractions avant. La mère nature remet l’homme à sa place. Les flocons dansent et les enfants s’amusent. Lorsque l’orage fait sa lessive, l’arc-en-ciel fait partie de la lingerie du monde. Il fait sécher ses larmes sur la ligne d’horizon entre deux jupes de nuages et des draps de soleil. C’est beau un pommier avec des pommes, un homme avec du cœur, un fleuve avec des vagues.

Le petit monde rejoint le grand. Il y a une communion entre l’entomologiste à loupe, l’ornithologue à jumelles et l’astronome à télescope. Il n’y en a plus entre le voyeur d’écran et l’écouteur à décibels. Soumise aux attaques de l’eau et aux pressions du vent, la terre tient le cap. Elle s’envole en oiseau. Elle nage en poisson. Elle s’endort en lotus. Elle se relève en arbre s’accrochant aux racines. Pour celui qui sait lire, chaque heure laisse en lui des miettes de temps sidéral, des débris placentaires sans cesse renaissant dans les vagues invisibles. Sur le planche des plaines se dressent des arbustes aussi vastes qu’un œil. Au passage des bêtes, un chuintement d’infini laisse des traces de boue. Il n’y a rien de plus beau que les yeux d’une femme en train de jouir. C’est plus vaste que la mer. La plupart des hommes ont peur de s’y noyer. C’est ce regard que je cherche dans tout ce que je vis. La vie commence et finit avec le même geste. Le ciel, ce soir, a des regards de lune. J’y plonge mon crayon pour toucher les étoiles. Chaque bruissement de feuille s’interprète comme un chant. Le ciel déchausse ses nuages et laisse traîner ses pieds jusqu’au bord du lac. Les chenaux et les graus qui viennent s’y noyer chatouillent ses orteils. Tout chemin a deux sens, toute page plusieurs. Il n’y a rien qu’on puisse vraiment traduire en mots. Il faut toujours inventer le réel, mettre le rêve au premier plan, faire voir l’invisible et poser sur la page tout le poids de son cœur.


Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article