Le ciel de l'homme
Le ciel de l’homme est à hauteur du plancher. Des bouts d’enfance flottent dans les mots que j’écris, avec un côté Piaf, des vers de mirliton, des aphorismes rares. Je veux toucher les choses avec une langue mienne. Le temps nous précède et nous attend au tournant. Trop occupé à musarder, je rate toujours le rendez-vous. J’ai le cœur beaucoup plus jeune que mes rides. Partout où je trouve de l’encre, j’en fais une maison, une maison nette ou une maison de poupée, avec des courants d’air et des soupirs de laine. Les phrases font dinette dans un recoin de l’âme, avec des mots de porcelaine ébréchés par l’usage, un petit pain des anges, un appétit d’oiseau. La terre sous le soc, la tête sous le choc, l’abeille sur la fleur, la pomme sur la branche se donnent la main quand vient le temps de manger. L’essentiel n’est jamais où l’on pense. On ne coince pas le vent entre les parenthèses. Quand la marée se retire, quelques idées subsistent polies comme des galets, quelques métonymies, des métaphores marines. La chaleur donne au pain son battement de cœur. On doit tenir parole. On l’échappe parfois. Les phrases éclatent comme des débris de verre et déchirent les cloisons de papier. Je voudrais écrire comme un insecte mimant la feuille, la roche, la brindille. J’égare mes outils sur l’établi du cœur, les syllabes à l’envers, les voyelles en vrac, les images rangées dans un petit bocal, les métaphores noyées dans la graisse du sens, le désordre des clous, la vérité des mots. Mon stylo se rétracte. Mes phrases deviennent courtes. Je recommence l’alphabet par le a de l’amour.
Les mots marient les morts avec les vivants, les bêtes avec les hommes, les étoiles aux insectes, la famille des arbres et leurs fruits de musique lorsque le vent concerte, l’épiphanie des ondes quand ma blonde m’appelle de l’autre bout du monde. Chaque page qu’on écrit est un pays sans carte, sans boussole, sans frontières. Quand le maïs est mûr, les oiseaux comptent les heures au boulier des épis. Les oreilles de lapin syntonisent la prêle et les langues de l’herbe. Les oiseaux nous parlent. Les arbres nous écoutent. La rosée du matin est un acompte sur le ciel. Des insectes recousent l’étoffe du chiendent. La vie monte de l’écume à l’écaille, de la pierre à l’écorce, du silex à la plume, des étoiles de mer au vol des perséides. Les moteurs peu à peu ont broyé tous les anges. Il n’y a plus de vaches ruminant le silence mais des bêtes d’abattoir meuglant comme des radios. Une poussière aveugle collectionne les larves, les traces, les visages effacés. Sa peau grise dévore la couleur des choses. Elle est la tombe des objets. Ce qui est trop pressé n’arrivera jamais. Il reste pressé dans l’oppression de l’espace. Quand le temps court à mes côtés, je ralentis le pas. Tout nous entraîne à s’égarer de soi. L’homme est victime de l’homme. Mon crayon sert à tout, à faire tourner la clef ou défoncer les portes, à semer des images, à toucher l’invisible, à cueillir des fruits, à trouver mes racines. Il sert même à écrire.
Ce qui n’existe pas console du réel. Où la pensée piétine, la poésie voyage. À l’escalier des mots s’ajoutent d’autres marches. On n’en voit pas le bout, que l’on monte ou descende. L’écriture mène toujours vers le commencement. J’ai quitté la forêt pour une chaise en papier, l’assiette d’une lune, la table d’un poème. Ma fenêtre donne sur la rue des signes. J’entends du bruit sur l’étagère. Les animaux du dictionnaire s’animent. Une abeille s’entête dans un bouquet de fleurs séchées. Du miel coule entre les mots. Je garde mon pays dans ma poche, mon loup dans la mémoire, un peu de sève au cœur, le talisman des plantes en collier sur le cou. Une odeur de marais nuance l’eau des yeux. Chaque jour est un voyage de nulle part à partout. Je me cherche dans l’air. Je me trouve. Je me perds. J’ai les yeux verts et les mains vides, mais qu’importe. La frontière de la mort se franchit sans payer. Je reste l’habitant des pierres, des érables, des lacs assoiffés d’ombres bleues. Je suis un peu de tous les hommes, le bras d’un fleuve, la main d’un arbre, la tête d’un marteau, le cœur d’une rose, la pupille d’un œil derrière une fenêtre, la paille dans un nid. J’accompagne la lumière qui n’a pas de refuge. Ma chambre devient une île de verdure dans la mer des choses, un oasis de musique dans le désert du bruit, une phrase végétale dans le silence du fer, une brèche de voyelles dans les barreaux des chiffres. La pluie et le soleil prennent place à ma table. Un monde d’images rêvées vient leur servir à boire. Mon corps n’a pas perdu ses sentiers, ses bêtes, ses ruisseaux. Ma tête n’a pas perdu le ciel. Mes os n’ont pas perdu leur chair d’animal. Mes doigts sont des racines dans la terre du rêve. Mes idées en broussaille caressent le grand vent. Chaque livre est un arbre. Chaque phrase est une ligne d’horizon. Je m’éveille au matin dans l’aurore des mots. J’ai trouvé mon pays dans la géographie de la langue. C’est par l’écriture que j’habite le monde.
Là où veillent les fantômes, c’est mon dos que me bloque la vue. Je marche dans mon ombre. Je vois de l’herbe sur le tapis, un ruisseau dans l’évier. J’attends qu’un chevreuil vienne cogner à ma porte, qu’une bécasse batte de l’aile dans le nid d’un rideau. J’ai mis la table pour les fées, les anges, les fantômes. Le stylo est mon porte-bonheur. Un bouquet de crayons embaume l’air ambiant. Il y a des papiers partout, des carnets gonflés d’encre. Je suis assis à ma table de travail. Ce que je vois n’a pas encore de mots, une image blanche attendant la pluie de l’encre, un coup de pinceau, une musique intérieure cherchant de quelles notes s’habiller. Dans la bibliothèque, les livres changent de place, de titre, de chapitre. Ils échangent leurs mots. Les auteurs ne savent plus où trouver leurs habits. Je ne dis rien encore. Je cherche la substance derrière l’apparence. Les mots glissent sur la peau du papier pour réveiller le sens.
La porte est un sentier qui mène vers la mer. Les yeux tiennent les choses en place. Les oreilles font exister le son. Le cœur bat. Le sang pulse. Je prolonge mes gestes du bout de mon crayon. Je bouge sur le papier. Les mots succèdent aux choses, la parole au silence. Des vagues de rêves inondent le parquet. La lumière boit l’obscur. Les ombres se colorent. Dans chaque mot perdu, un livre se prépare. J’entends craquer les murs comme des branches tendant leurs bras. Le temps se rue sur moi. Il surgit de tous côtés. Il déboutonne la chemise de l’air. Les tableaux sur les murs me regardent en biais. Ils me demandent d’entrer, de border les couleurs, de colorer le gris, d’éponger le malheur. Un cri vient se loger entre les parenthèses, un cri d’amour, un cri de joie, un cri de peur. Un autre lui répond par la fenêtre ouverte. On dirait des oiseaux traversant de leur vol le pointillé du chant. J’entends des voix dans la penderie, des mots de laine, de coton, des paroles de tweed, l’appel des routes dans le cuir des souliers.
L’inconnu marche dans la chambre, tenant la main de l’impossible. Comme un oiseau vole d’un insecte à l’autre, je vais d’un mot à l’autre pour trouver ma pitance. J’avale plus souvent de l’encre que je ne trouve un bout de pain. Je regarde mon ombre s’étirer sur le sol et traverser le mur. Elle se mêle au feuillage d’un érable géant et grimpe jusqu’au ciel. Je connecte la vie avec le fil des paroles. Mon cœur est un accu branché sur le soleil. Le temps est un acompte sur l’éternité. Je ne sais pas, je suis. Chaque jour, j’apprends à marcher. Mes phrases tombent et se relèvent comme un enfant têtu. Une pomme à la main, je retrouve ma sève. Une odeur de verger pénètre dans la pièce. L’idée des chaises court sous l’écorce, celle des cure-dents, d’un petit bol de bois pour laper l’imprévu. Des pieds se brûlent en traversant la cendre. Des mains se tendent au bout de chaque ligne. Des hommes se lèvent chaque matin. L’espérance est en marche. Écrire est un chemin. J’y tâtonne à l’aveugle au fil du crayon. Regarder les étoiles nous aide à la verticalité. Le cœur jette du lest. Une clarté relie le cœur et le soleil, ma chambre et la forêt, la fin et l’origine, le livre et le silence, les chaises autour de la table. Où les caresses marquent la peau, les pensées tombent en poussière. Un rayon de soleil en éclaire les bribes. Le quotidien se cache dans les plis des vêtements. Je bois l’odeur des fleurs à la fontaine de l’air. La terre colle à mes draps. Je suis né comme un arbre. Mes ancêtres s’agitent au milieu des racines. Leurs os devenus gris fécondent le jardin.
J’ai longtemps mangé de la vache enragé et tartiner mon pain à la déconfiture. J’ai connu le bonheur malgré tout. Je le connais encore. Il se cache derrière les apparences. Le tape-à-l’œil n’est pas son fort ni les trompettes de la renommée. Ma tante, qu’on disait folle, m’a tout appris du rêve. Elle brodait l’air sur la chape du silence. Elle taillait des flûtes dans les glaçons de gouttière. Elle plissait des jupes dans la dentelle du frimas. Ses yeux parlaient tout autant que ses mains. Elle nourrissait les anges avec sa lumière. Sa musique en hiver réchauffait mes oreilles. Elle m’a appris les mots transcendant l’alphabet, le langage des anges, le charabia des bêtes. Quand je la visitais, c’est un raton laveur qui m’ouvrait la porte. Un écureuil, de ses mains de moniale, lisait dans les écales de noix. Il prédisait toujours un avenir en amande. À moitié jeune, à moitié vieux, à moitié rouge, à moitié blanc, à moitié vie, à moitié mort, à moitié monde, à moitié moi, je vis au jour le jour. J’ai rapetissé l’espace pour agrandir les pages, un pouce de cossins pour cent pieds de poèmes. Où que je sois, la forêt m’habitera toujours. Les couleurs recommencent à vibrer. Un bourgeon s’ouvre au bout de mon crayon. J’écris avec la sève beaucoup plus qu’avec l’encre, le bleu du ciel, le rouge du soleil, l’eau de pluie, la gadoue, le schiste des montagnes. J’écris avec le cœur plutôt qu’avec la tête. Les arbres connaissent la musique. Chaque branche est une portée, chaque feuille une note. Quand le vent tient l’archet, c’est une symphonie.
De l’aube jusqu’à la fin des temps, avancerons-nous d’un pas ? Même le sage bat la campagne à la recherche d’une route. Nos gestes les plus graves ne pèsent pas lourd. À porter sur le dos les blessures du monde, mes racines sont solides. Je marche dans mes fils avec mes pas d’ancêtre. Je titube avec eux et me relève taché de boue solaire. Je danse avec les mots dans une langue verte. J’ai tout le territoire au fond de la mémoire. Le reflet de la lune sur le lac du village réveille l’eau qui dort. Les abeilles me parlent entre les bruits d’autos. Dans le silence des poissons, je remonte les rapides. Je dois veiller sur ma parole. L’écho de la lecture en rapporte les mots. Je resterai tel que je suis. J’écris avec les mains brûlées sous le pansement des mots. On ne fait pas un monde meilleur aux dépens des insectes, de la terre, du vent. Dans la ville au cœur de béton, un brin d’herbe suffit pour dessiner la plaine.