Le ciel vide son sac
I |
l pleut à verse. Depuis deux semaines, nous passons des sandales aux raquettes, de la peau douce à la peau d’ours. D’un nuage d’idées, la pluie tombe en images. Le ciel vide son sac. Les heures de la neige sont comptées. On verra bientôt ce que l’hiver a saccagé, les gerçures du sol, les nids de poule boueux, les os laissés pour compte, les infusions de feuilles mortes. Je tire la langue dans la pluie avec des mots ouverts comme le bec des oiseaux. Au printemps, les montagnes se rapprochent. Les collines se dévêtent, offrant leur peau nue à la caresse du soleil. Les fourmis se réveillent sous un béret de mousse. Tous les sentiers m’appellent. Depuis petit, j’apprends à lire la nature. Mes yeux tournent les pages. Mes pas lisent la route. Il y a toujours un bouquet d’images sur la table du jour, un pichet d’espérance. Il y a tant de ciel sur le corps d’un ruisseau, tant de soleil sous l’écorce d’un arbre, tant de siècles dans la durée d’une pierre. Dans la graphie du monde, chaque langue est une carte. Elle prend son bien où elle peut, dans le crâne d’un auteur, la beauté d’une fleur, l’énigme d’une source, le vol d’un oiseau, le duvet d’une plante, les travaux et les jours.
Un paragraphe suffit pour traverser la mer, un autre pour toucher la ligne d’horizon. De pauvreté en pauvreté, j’enrichis la parole. Je fabrique des phrases avec ce que je perds. La liberté ne s’encombre de rien. Les véritables rives sont le courant du fleuve. Des ombres cherchent leurs corps comme un oiseau son nid, des silences leurs mots. Dévorant l’invisible, de ce qui vient du fond de l’oreille à ce qui va vers l’horizon, du battement des cœurs au souffle de la mer, toutes les langues se croisent. Dès le matin, l’enfant ouvre ses mains plus grandes que le monde. Elles rapetissent avec l’âge pour étrangler le temps. Les merles ont repris leurs courbettes et grappillent le sol. Un jardin de galets s’invente des ruisseaux. Le visage du lac redessine ses rides. Les insectes consultent une boussole d’herbes. Le vent plein de pollen se mêle à la poussière. J’attends sous la pierraille l’accouchement des germes. L’oreille collée aux murs, je bâtis ma demeure avec le bois des violons. Je remonte mon sang jusqu’au cœur des mots.
Des milliards de microbes s’agitent sous mon habit de peau. Je recueille bout par bout des lambeaux de moi-même. Je regarde le monde par les trous du poème. J’ai mis toute ma vie au service de l’air, de l’eau, du vent, de la pierre et du feu. Le moindre coup de vent actionne le moulin à parole. Je suis un écolier dans une grande école, pensionnaire des arbres, lecteur des étoiles, élève des nuages. De temps en temps, je jette un œil de l’autre côté des choses. J’apprivoise l’invisible, le non-dit, l’inaudible. J’entends le bruit des sources sous le poids du béton. Je sens l’odeur du silence entre les lignes d’écriture. Je rôde à la lisière du chant. Je roule dans ma gorge un étrange alphabet. La musique est ma langue première. Les mots s’y greffent comme ils peuvent. Toujours un peu en marge, j’imite l’escargot. Je cherche depuis toujours. Il y a trop de haine. Il manque tant d’amour. Je chercherai sans fin.
Depuis toujours ma trajectoire suit la courbe du temps, du serpent venimeux à la beauté des fleurs, de la muraille étroite au visage de l’air. Chaque route est un bateau qui tangue. Les ailes cachées d’un ange en tiennent le ballant. J’écris de minuscules mots dans l’immense chaos, des petits cris d’insectes, des voyelles assoiffées dans l’alphabet désert. La vie est bien trop courte pour en faire des ruines. J’ignore ce que les hommes veulent avoir. Je sais ce que je veux aimer. Les arbres poussent à la bonté, donnant leur sève aux fruits, offrant leurs creux aux écureuils, tendant leurs branches vers le ciel. Un peu plus bas sous terre, les racines s’entêtent. J’invente des oiseaux aux pattes de soleil, un visage aux étoiles, des sourires aux nuages, des bottes de sept lieues, des messages cosmiques, une tour de larmes où grimpe le bonheur. Pour chaque râle d’agonie, une naissance crie son nom.
J’écrirai même les mains coupées. Je me tiens debout sans le secours des jambes. Un crayon me soutient comme une épine dorsale dans le corps du papier. Je vais les yeux fermés de l’abîme à la cime, de l’amibe à la bête, du ver d’un chien mort à la feuille d’un arbre, du squelette des mammouths au miel des abeilles, de l’appel du feu à la bouche des scribes, des poupées de chiffon au frisson de la chair, de la manche de chemise au mouchoir de soie, du pleur d’un enfant aux vingt-six lettres d’alphabet, de la tache d’encre aux métaphores, de la blessure d’origine à l’éternelle cicatrice. Un seul mot déroute les rails de la routine, fait sauter les cadenas. Un grain de sel dans l’œil azure l’horizon. À soixante cinq ans je voudrais encore écrire : «Je commence ma vie». Le mot que je cherche sera peut-être le dernier, le premier de la mort.