Le fin mot des choses

Publié le par la freniere

Le fin mot des choses n’est pas dans le savoir. La bonté ne s’apprend pas. J’ignore de plus en plus ce que les hommes veulent, où ils vont. L’économie a pris toute la place. Nous vivons d’illusions. Le monde vrai dérange. Les enfants cruels, ceux qui harcelaient et faisaient peur dans les cours d’école, tiennent les rênes du pouvoir. Ils font dans les affaires comme ils faisaient le mal. Je tiens à ma paresse, ma flânerie, ma naïveté. Elles me protègent de trahir. Elles m’empêchent de me vendre comme une marchandise. Je ne suis pas rentable. Elles me forcent à écrire jusqu’à tomber de sommeil. C’est un travail de fou qui ne rapporte rien. Cela vaut mieux, toutefois, que de faire des bombes, des pesticides, des fusils, des machines à mourir ou à décerveler. On nait. On meurt. Entre les deux, c’est le combat de l’ombre et de la lumière. On dérive entre l’horreur et la merveille. Écrire est aussi vaste que la vie.

 

Il faut aimer dans toutes les langues du monde, du jargon des bêtes au charabia des pierres. Le blé de la parole, j’en fais des bottes de mots. Je m’essaie au son des chats. J’écris avec l’oreille tout autant que le cœur, mes pas sur le plancher, mes yeux sous mes lunettes. Mes mains cherchent leurs mots dans les gestes invisibles et les rumeurs lointaines, dans la sagesse du fou et l’intelligence des racines, passant de l’une à l’autre sans préjugé sans honte. Mes cahiers sont remplis d’enfants, de fleurs et d’oiseaux. Tout le reste trahit. Des immondices de plastique ont remplacé les vieilles remises en bois, les appentis de l’ombre, les armoires à épices, les chais de poésie.  Où sont les manches de pelle aux échardes humaines, les têtes de pioche, les clous rouillés, les planches à nœuds ? La sève a déserté les meubles. Dans le bleu des écrans, derrière chaque mur, entre chaque page, devant chaque fenêtre, je scrute le vivant. J’écoute l’invisible. Je cherche la bonté, la main tendue, l’épaule offerte, la bouche qui dit vrai. Mes larmes sont des armes dans le chagrin du monde. Elles luisent dans la nuit sur les joues de la vie. Qu’avons-nous fait des pierres, des végétaux, des sources ? Qu’avons-nous fait des hommes, des femmes, des enfants ? Les bêtes réchauffent leur tanière sans tout détruire autour. Les oiseaux volent sans pétrole. C’est notre faute s’ils ont besoin de miettes, si les mouettes squattent les dépotoirs et les arrière-cuisines. Qu’avons-nous fait des abeilles, des papillons, des grenouilles plus grosses que le bœuf, des œufs qui baillent aux corneilles, des chiens qui mordent la chienne de vie ? Qu’avons-nous fait de l’équilibre ? L’échelle penche du mauvais bord des choses et ses barreaux titubent.

 

La maison s’écroule dont nous sommes les murs. Les saisons font de plus en plus désordre. Les pôles se réchauffent. Des avions passent que je ne prendrai pas. Des bateaux coulent sans me noyer. Les corneilles n’arrêtent pas de brailler, le vent de renifler, le ciel de pleurer. L’homme ne sort plus de ses rails. Il faut des automates pour soutenir le capital, des banquiers pour le blanchir, des morts pour justifier la guerre. Nous ne  sommes pas ce que nous sommes. Les bras du maçon n’inventent pas le mur. La main du semeur ne pousse pas en terre. Que serait la terre sans grouillement de bibittes, la chair sans les os, la parole sans âme ? Le temps ressemble à un voyage sans carte ni boussole. C’est par les odeurs, d’abord, que nous parvient le monde. Les mots viennent plus tard en prolonger la vie, en porter la douleur ou la joie. La survivance du rêve permet la survivance. Des fleurs peuvent éclore dans l’ombre. Le moindre coup de vent, le moindre signe sur une pierre, le moindre pas de bête, le moindre vol d’oiseau, m’indique mille directions.

 

Un carnet, la vie y entre à petits pas ou bien bouleverse tout, renverse les murs de papier, fait éclater les marges, transforme la poussière en lumière, les rebuts en trésors, les meubles en métaphores. C’est une bicoque ou un palais. La parole traverse le désert, l’oasis, le feu Elle répare les escaliers branlants, les échelles aux cordes usées, les ponts délabrés. Les pleurs des enfants lui servent de collier, le rire des fous de sagesse. La soif d’absolu lui sert de salut contre l’économie. Elle soulève l’immense sous les petites choses, débusque l’infini jusqu’au fond du banal. Elle dérange et met à mal ce qu’on prend pour du cash. Elle éclaire la route entre la vie et la non-vie. Le silence se moque de la bêtise des mots. Parfois, c’est le contraire. Les mots se gaussent du silence. La lumière des yeux se nourrit de couleurs, du gras des paysages jusqu’aux toiles des peintres, de l’eau bleue des ruisseaux à l’encre sur la page. La peau des yeux s’écorche sur les clous des étoiles. Les mains se brûlent dans la neige. Les pas se laissent manger par la bouche des routes. Ce que je vois dans le rétroviseur, c’est un homme qui regarde dans le rétroviseur le rétroviseur le rétroviseur le rétroviseur. Ses épaules sursautent aux cahots de la route. C’est un enfant tendant la main au vieillard qu’il sera. C’est une lumière, une ombre ou les deux à la fois, une plage pleine d’épaves, une page pleine d’épines qui grafignent les mots. C’est le chemin perdu, la route qui bifurque, les fées sur le sentier qui se cachent des hommes, un ange gardien butant sur les nids de poule, les trous de mémoire, les gravats.

 

On ne m’a rien appris. J’ai tout gagné mot à mot. L’écriture me fesse en plein visage. Elle me rend invisible ou me donne un visage. Certains silences permettent le malheur et tolèrent le pire. Certaines paroles sont bêtes. D’autres se soulèvent et touchent l’invisible. Je m’étends le long des phrases. Il y a longtemps que la parole m’a pris par la main. Les mots sont un poids dont il faut s’alléger pour trouver l’essentiel. Ma seule nation est l’imagination. Elle a la peau de toutes les couleurs et parle toutes les langues. Elle n’a pas de drapeau sinon la toile, la portée, le papier. Elle n’a pas d’arme sinon la brosse, la musique, le crayon. Elle m’emporte vers la mer, l’inconnu, l’improbable. J’assemble mot à mot des fragments d’un moi inconnu de moi-même, des parcelles de temps, des éclats d’idées noires. Les métaphores nourrissent l’appétit du papier. Je n’ai qu’à faire bouger ma bouche. Je frotte des images pour faire du feu. Je laisse fondre la neige à l’encre des saisons. Mes mains renaissent avec les feuilles et les gestes en bourgeons. L’odeur des choses et le parfum des roses disparaissent, mais les blessures ne guérissent jamais. Ce sont elles qui peuvent nous guérir. Du moins, elles nous apprennent la vie. Je vis au bord du monde, en équilibre instable, un pied dans l’improbable et l’autre sur un fil. Je soulève le ciel avec mes bras trop courts. Je bois jusqu’aux entrailles de la terre. Je touche le sang des neiges, les nerfs de la pluie, les ecchymoses du temps. À chaque coup d’archet, à chaque coup de pinceau, à chaque nouvelle phrase, un peu plus de vie s’éveille.

 

Je ne dors plus, j’écris. J’ai des nuits en trop, des jours en moins. J’ai des minutes qui comptent pour des heures. Il y a en moi divers personnages, un Robespierre, un Shylock, un Scapin. Ils parlent tous ensemble. Je mélange tout, la souffrance et la joie, les mots sans suite, les phrases vides de sens, la sueur et le sang. Je me mouche dans mon propre langage. Je deviens vent, soleil et pluie. Je coule en sève sous l’écorce. Nous sommes tous fait de la même boue, avec parfois des éclats d’or, du même silence, avec de ci de là des éclats de voix. Les yeux sont plein de larmes retenues. Les bras sont faits de gestes impossibles. L’os à ronger est le même pour tous. Il faut le déterrer. Pressé par le siècle, personne ne veut attendre une minute. Pourtant, ce sont les petites choses qui nourrissent la vie, le premier pas, le premier mot, la dernière caresse.

Publié dans Prose

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