Le même temps
J’ai un problème avec le temps. Je n’arrive à garder l’heure. Quand je porte une montre, ses aiguilles tournent à l’envers. Je me souviens des détails mais jamais de la date. Je ne conjugue qu’au présent. Dans mon petit carnet, qu’ils s’habillent d’hier ou de demain, d’hiver ou d’été, seuls les mots sont synchrones. De toute façon, peu importe le temps. On n’a pas d’âge en écrivant. Des images viennent de partout. J’y passe le crayon comme on passe un balai. Parfois, quand on bouscule une phrase, une poussière d’or s’élève. Parmi les chiens du commerce qui ne cessent d’aboyer, il faut sauver sa peau, remettre de la chair autour de l’os, des mots sur la chair des lèvres, peupler le silence de tout ce que l’on tait. Plutôt qu’entrer dans les affaires, je pénètre l’orage. Je prends la voix des veuves, des simples d’esprit. Il faut d’abord avoir été fou pour atteindre la sagesse. Je partage tout autant la fièvre que le pain. Je mélange mon encre à la terre des routes, mon âme à la dérive des continents. Je ne veux pas de jours non vécus, de faux semblants, de faux sages. Il n’y a pas de vie sans vie, d’amour sans amour. L’amour est partout, dans la pensée des fleurs, l’énergie de la sève, la force de la pierre, la finesse des sons, le sourire des choses, la soif des fougères, la faim des yeux, même la gueule des bêtes. Le même temps qui durcit le pain peut bonifier le vin, égarer les objets ou bien les retrouver. La laine des moutons peut recouvrir des cornes, une brute se cacher sous des hanches de biche, le désespoir nourrir les grimaces du clown, le bois de chêne faire la table ou le cercueil. Les graines se ressemblent dans la main du semeur. Tout pousse dans la terre humaine, de l’herbe ou de la pierre, les bonnes ou mauvaises racines, le bois rose des violons, celui des échafauds. Appuyés sur une canne au milieu de la ville, les arbres pleurent pour survivre au béton.
Après le passage d’un supersonique, les nuages recousent la blessure du ciel. L’hiver carde sa neige comme une laine blanche. Il faut des anges aux ailes dures pour affronter le gel. Ma langue bouge comme une bête dans son haleine. Je n’ai besoin ni du sud ni du nord. Ma route est sous les mots, sous les muscles des phrases, dans le pas lourd des bêtes. Une lumière me guide tout au fond de la tête. Je ne sais quelle lueur, quelle douceur, quel feu ? Des choses aveugles s’accrochent à moi comme si j’étais leur bâton de pèlerin. Je suis si plein de pauvreté. La peau de la pensée frissonne. Je garderai jusqu’à son dernier fil le tissu de l’enfance. Rempli de rêve, j’allume des mots pour traverser le froid sans perdre mon chemin. Je fais du pain avec de l’encre, de la pluie, de la sève. Nous sommes à la fois moins que rien, et plus que tout. Avec la clef de mon crayon j’ouvre la porte d’un cahier. Terrassé par la vie, je m’appuie sur les mots comme un arbre sur un autre. Je cueille des mûres entre les mots. Je sens monter la sève sous la poitrine des arbres, sous leur chemise d’écorce et de nœuds en boutons. Ce que j’apprends, le moindre bourgeon le sait déjà. L’oiseau s’envole d’un coup d’aile où l’homme gesticule pour rester immobile. Le tapage du monde n’interrompt pas la graine occupée à germer. La pluie ne vend jamais son eau ni la montagne sa hauteur. Habituée à la franchise des saisons, la terre ne sait pas se protéger des hommes.