Le salaire du sang

Publié le par la freniere

La guerre tient toujours ses promesses de sang. Un temps de cicatrices n’oublie rien des blessures. Un nerf de douleur s’entête dans le membre qui manque, la jambe qui clopine, le bras cherchant sa main. On fusille les fleurs comme on dépèce un bœuf. Les barbelés autour du verbe empêchent le baiser. Morceaux de vie, morceaux de mort, une odeur d’hôpital imprègne l’atmosphère. Le smog fait tousser l’architecture des oiseaux. Il n’y a rien de plus sournois que les soldats à cravate des empires monétaires, leurs marionnettes à fil numérique scotchés sur leur i-pod, leurs technocrates de la bêtise humaine armés de calculettes. On ne marche plus vers les gens pour parler. On n’affronte plus les corps, les regards, les gestes. On communique par des prothèses numériques. On ne marche plus pour marcher. On jogge pour soigner son look. Il faut avoir une laisse pour être chien, une matraque à la place du cerveau, deux bras pour épauler, obéir pour être là, faire semblant pour être vu. On ne voit plus, on filme. Cinq mille enfants peuvent mourir de faim sans qu’un seul homme se révolte. L’homme ne pleure plus qu’à demande. Il lui faut des comédiens pour être ému, un drame télévisé. Le cœur emprisonné dans son grillage d’os ne bat plus qu’au profit et les banques blanchissent le salaire du sang. Que font les hommes qui piétinent une terre stérile, qui ne se parlent plus qu’à travers un écran ? On se demande pourquoi les pauvres sont obèses. Ils ne savent plus manger. Ils s’agenouillent devant des statues de sucre. L’appétit de l’argent ne correspond jamais à l’appétit du corps. On assèche de béton tout le gras de la terre. On tue le blé jusqu’à la bouche des enfants. On accumule des images qui ne se mangent pas quand la famine arrive. On fabrique des armes pour engranger de l’or, et ces armes nous tuent. On donne l’essentiel de sa vie pour une once de répit.

 

L’esprit de la machine a remplacé les artères du cœur. Il n’y a plus de mains libres. Il n’y a plus une bulle de sang, un atome de moelle, une aile, une antenne, une graine, une griffe, une phalange de doigt, une goutte de cervelle, une utilisation de l’âme qui ne soit pas à vendre. Le soleil, les montagnes, les plaines, le moindre mouvement de l’air sont au service du capital. Voilà où nous en sommes. Je ne veux plus de gestes amputés d’absolu, de temps privé de vie. Il faut semer des fleurs dans les trous de bombes, fraterniser dans les débris, partager ce qui reste comme un grand pain d’amour. Le sang doit rester libre derrière la peau du doigt. Il y a toujours une plante sur le meuble où j’écris, un homme entre les pages d’un cahier, de l’air dans les poumons de l’encre. Ce sont les pas qui font la route, les racines qui font l’arbre, les fleurs qui font l’abeille pour se perpétuer. Quand je monte la montagne, je la porte sur moi avec l’effort des vallées qui se haussent d’un pas. Les couleurs, les sons, les odeurs nous environnent. Ils sont ce que nous sommes quand nous crevons nos carapaces de métal, de verre et de nylon. Il faut sans cesse délacer tout un lacet de pas. La tête de flèche des outardes est à la fois la cible et la tension de l’arc. Tous les ballants du monde nous servent d’équilibre.

        

Quand saurons-nous que c'est la terre qui mène ? Je ne fais pas la sourde oreille à l’appel des bois. J’entends l’écureuil gratter, les lièvres courir, les écorces craquer. J’entends même chanter l’herbe sous les pas des chevreuils. J’entends le vent porter l’odeur des chanterelles, le citron des russules, l’amertume des mûres, le sucre des érables. On est loin du gasoil et des crissements de pneus, à moins qu’un tout-terrain vienne braconner l’espace. Le vent lève une tête en cime de fougère. Le corps de l’air s’aplombe, faisant saillir ses muscles transparents. La grande cloche du ciel agite ses grelots d’anges blancs. Les bourgeons donnent aux arbres un appétit lyrique. J’entends siffler les merles, butiner les abeilles, barboter les rats d’eau. J’ai fait de la forêt ma bibliothèque de travail. Toute la connaissance du monde s’y étale en plein jour, des cailloux bleus à l’herbe verte, des racines au feuillage, de la source à la soif, de la goutte de sève à la goutte de rêve. La chair du réel se touche avec les doigts. Le vent en feuilletant les arbres en souligne les traits. Des phrases entières se lisent par le nez, les oreilles, le sang. C’est par le cœur que l’on apprend à vivre. Des hirondelles s’accrochent au penchant du soleil. Déjà les ombres se font noires dans la prégnance de l’air. Les routes s’enroulent autour des pieds comme des racines humaines. La lune déchiffre peu à peu le livre des montagnes. Des virgules d’oiseau lui caressent la peau. Les Pléiades transpercent l’édredon des nuages. C’est l’heure où l’on regarde loin, plus loin devant soi, plus longtemps que le temps, plus large que l’espace. Mes réflexions se mêlent aux réflexions de l’eau, mes odeurs à la terre, mes yeux au paysage. Je pénètre dans la vie comme on entre dans la pluie. L’autre versant m’appelle. Je suis dans la matière du monde ni plus ni moins qu’un autre atome. Si j’écris avec la terre, la langue est mon pays pour y vivre ou mourir.

Publié dans Prose

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I
<br /> Il est magistral ton texte ! Quelle force et quelle acuité !<br />