Le sourire naît des larmes
Plus j’avance, plus ma naissance recule devant moi. Les rides s’agrandissent et les années rapetissent. Il neige depuis deux jours. Un immense banc de neige bloque la porte mais il suffit d’un mot ou deux pour repartir aux cinq cent diables. Me voilà pieds nus sur le sable du désert, emmitouflé de lune dans la chambre du songe. J’ai toujours frayé avec le rêve, les chimères, les mirages pour ne pas être écrasé par l’argent, le négoce, les affaires. Je fais avec ma bouche tous les bruits de la vie, la tempête, les cigales, le brouhaha de la foule, les ronrons d’un moteur, l’incendie, l’océan. J’imite avec ma plume les grimaces, les tics, les pieds qui boitent, les yeux qui louchent, les bris de vaisselle, les hoquets, les soupirs. Il y a de tout dans la jungle syntaxique, des verbes, des pronoms, des esperluettes, de grandes bringues mal fagotées, des virgules, des hurluberlues tapageuses. Face à la propagande en couleurs et en sons vides de sens, j’en reviens peu à peu à une métaphysique en noir et blanc. J’en reviens à la ligne, à l’eau pure, à l’épure, là où le sourire naît des larmes.
Foin de l’économie. Il n’y a que le sang, la voix du sang, au rythme de ses pulsations. La vie se moque des chiffres et des plans quinquennaux. Un soupir vient de la terre. J’entends des branches craquer, des cailloux s’ébouler, des insectes crisser. Je coule à pic. Je tombe au fond de moi cherchant un mot pour m’arrêter, une métaphore, un point d’orgue. Les feuilles frissonnent tout autour. Je tombe sur une pente herbue, une page qui tourne. La main crispée sur un crayon, je vise les trous noirs dans le prolongement d’une phrase. Le soleil apparaît, tout frais sorti d’un godet d’aquarelle. Je ne fais pas de l’art pour entrer au musée. J’avance les épaules enfoncées dans les mots, les doigts comme des grosses virgules crochetant l’inconnu, les souliers tachés d’encre. Avec les milliards d’atomes qui nous traversent, des premiers mammifères jusqu’aux dernières cellules, de la cendre des morts à la poussière d’étoiles, de la fixité du roc au frémissement de l’aile, de la glaise aux cartilages les plus fins, j’élève la parole comme une hostie de vie dans cette cathédrale végétale. Je lève le ton ou je murmure. Des oiseaux sautent d’une ligne à l’autre. Merveille des merveilles ! Nos yeux vont jusqu’au soleil et sa chaleur touche nos corps. Je m’étonnerai toujours de m’éveiller vivant.
Tout ce que j’ai, je le porte d’un bras. Je préfère mettre les pieds dans les plats et les mains à la pâte que de l’argent en banque. Pour celui qui veut tout, un verre d’eau suffit. Le vent du ciel pénètre par l’âme entrebâillée. On ne sait jamais quand la lumière peut venir. Il faut sans cesse balayer le cœur, quelques miettes à chaque jour. La pauvreté est ce qui manque à la fausse richesse. Dans la maison des mots, j’ajoute les pièces une à une, de phrase en phrase, un mot pour les vivants, un autre pour les morts. J’ajoute le crayon aux lignes de mes mains, la métaphore au souffle, les images à la voix. J’ajoute l’émotion à la bande son du cœur. Le monde est en faillite. Est-il trop tard pour l’homme ? La pratique du commerce abrège l’échéance. Il n’y a pas de lumière dans un livret de banque. Elle se réfugie dans un livre de Bobin, Kerwich et même Cioran. Elle signe d’un éclair le bonheur à construire, entre le bien à faire et le malheur à réparer. Il n’y a pas d’espoir dans un billet de loterie. Il est chez Néruda, Miron et même Autin-Grenier. Il n’y a pas d’éternité dans un plan quinquennal. Elle passe furtivement dans une seconde d’amour.
Si je marche au milieu de la neige, il suffit que j’écrive pour que la mer vienne me lécher les pieds. Je reprise d’une phrase les pièces du puzzle. Qu’importent qu’elles s’ajustent mal, le fil des mots s’emmêle à la pelote du rêve. Le dialogue s’établit entre la sève et la poussière. J’ai perdu un taraud, un bardeau, un écrou. J’ai perdu le nord, la boule, la boussole et j’ai viré fou braque. Je pédale entre les métaphores en agitant le bocal des mots, la chaudière à neurones, les abeilles dans le bonnet, les araignées du crâne. Les oiseaux sortent la tête du nid pour apprendre à voler. Les enfants sortent la tête du lit pour regarder le monde. Dans le chambranle de l’espoir, la porte s’ouvre sur un gond et se ferme sur l’autre. Le meilleur du regard est derrière les yeux. De grandes rues de silence conduisent vers le verbe. Le rêve le plus fou y marche sans souliers pour assourdir ses pas. Tout l’univers se lave dans la substance des mots. Chaque consonne est un pas, chaque voyelle une aile, un ange avec un sac à dos.