Le squelette du livre

Publié le par la freniere

Les vies sans voix restent perdues. Les voix sans vie ne font pas mieux. On ne sait jamais quand la mort passe. Tenons la vie un peu plus propre. Des griffes se logent dans ma voix. Des os tombent de mes phrases. Je dois refaire le squelette du livre. Le soleil, la lune, les yeux, les o, les mouvements circulaires dans un bol de café, tous les ronds sont magiques. Dans le tissu social, on voudrait réparer, recoudre, ravauder, raccommoder. On ne fait que soulever la poussière et tirer le fil à retordre. Il suffit d’un coup de vent et les parfums nous touchent par inadvertance, d’un coup d’archet et la musique me remplit, d’un coup de poing sur la table, d’un pont sur le néant, d’un haussement d’épaule, d’un clin d’œil pour éclairer la scène, d’un coup de coudre pour se frayer un chemin, d’un coup de main pour aider, d’un coup de cœur pour aimer. Chaque jour, je ramène un fantôme, une âme en peine, un enfant oublié dans les limbes, un juste qu’on écrase. Mes garde-robes sont pleines. Mes tiroirs débordent. Mes chemises déchirent sous l’embonpoint d’un ange. Des âmes se disputent avec les nains de jardin, les épaules d’un cintre, le cou d’un singe, le visage d’un clown à moitié dessiné. Cette foule se déguise en mots et se rassemble en phrases. Les parenthèses éclatent sous la ruée du sens. Mon sixième doigt est un crayon.

 

 Je vis à la fois à la hauteur de l’herbe et du ciel. La peau se fait toute ouïe sous la caresse du soleil. La peau n’a pas de limite. Elle s’étire avec l’âme. Les routes ne mènent jamais où l’on pense. Entre le tout et le rien, où se cogne-t-on la tête, où trébuchent nos pas ? Quelques fois, les mots se plantent comme des épines. La chair des lèvres saigne. Quand je ne parle pas, je sens. J’écris à l’intérieur, à moitié dans la tête, un quart sur le cœur, un quart dans les yeux. La page n’est pas blanche pour autant. Un mot coupé en deux cherche l’autre moitié, la voix cassée à la fin d’une phrase. Les gestes inachevés absorbent l’air ambiant. La vie se fait entendre malgré tout, un robinet qui fuit, le passage d’un ange, un froissis de voyelles, un murmure de voix, le bourdonnement du sang dans le creux d’une oreille, le bruit des pas qui brisent des brindilles. La phrase est là sur le bout de la langue. Elle hésite et se tend sur la peau du silence en retenant son souffle. Soudain les mots éclatent avec leurs couleurs, leurs douleurs, leurs odeurs, créant un paysage où il n’y avait rien. Les images nourrissent on ne sait quel rêve. Les mots s’incarnent dans les choses. Me reste dans la bouche la saveur du verbe. Je fais craquer le bois sur le seuil des mots.

 

L’homme ne sait pas venter mais jamais le vent ne dira le mot vent. Tous les désirs ne veulent pas qu’on les comble. Certains ne servent qu’à ouvrir les yeux. La vie est pleine de mots qui veulent s’échapper. Les arbres ont leur façon d’écrire d’une saison à l’autre. Je suis certain que l’air nous écoute. Chaque molécule enferme l’univers ou lui ouvre la porte. Mon corps oscille sous le poids des pensées, essore les caresses sur l’éponge de chair. La tête sur le cou est le fléau d’une balance. Le fil de l’horizon se casse en mille pointillés. Mes deux mains contiennent l’attente. Chaque matin, j’ouvre la fenêtre pour vérifier si l’espérance est là. Certains jours, je dois laver les vitres, ouvrir un œil de plus, tendre la main vers le soleil. La lumière se respire par les poumons des yeux. On ne sait jamais où l’eau s’arrête, où elle commence. Ses limites se diluent comme une montre de Dali. L’espace a l’apparence qu’on lui donne. Les mots qu’on tient d’une seule main ne mènent pas très loin. Chercheur d’images, de métaphores, de galets, j’agrippe mon crayon comme une baguette de coudrier. J’ajoute un mot sur les dessins de l’arbre, une virgule dans l’herbe.

Publié dans Prose

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