Le temps rêve

Publié le par la freniere

Je traverse en deux phrases une forêt d’épinettes. On dirait des fantômes dressés sur une seule jambe. Ce n’est pas la pente qui les retient, mais leurs racines musculeuses qui retiennent la terre. Jouant d’un arbre à l’autre aux Indiens et aux Cowboys, les corneilles poussent des cris de guerre. Un geai en bleu de travail siffle les fins de partie. Depuis peu, des éoliennes géantes transpercent la peau élastique de l’air. Elles ont l’air de grandes girafes en béton. En les voyant, une colère en moi menace de s’enflammer. Les deux pieds dans la boue, je m’égare sur la page d’un livre. Je transporte avec moi une bibliothèque biologique. Ça s’embrume à la page des neurones. Ça saigne sous la peau des phonèmes. Ça bat dans le cœur des voyelles. Ça bouge dans les doigts avec des muscles polyglottes. Je connais à peine les mots, mais eux semblent me connaître. Ils traînent sous mon crayon sans que je les appelle. Ils m’entraînent ailleurs, d’autres lieux, d’autres cieux, d’autres terres. Ils arrachent les masques ou en créent de nouveaux. Le monde recommence à chaque ligne. La grande forêt de pins se transforme en légende où paressent des fées.

        

Le temps rêve et se déguise. Le réel n’atteint pas la profondeur de l’âme. Les os se cognent sous ma peau. Je traîne dans mes gênes le squelette du premier homme et le cri du dernier. Quand je ne rêve pas, je dors à fond perdu. Entre le bois des portes et celui du cercueil, des paroles me traversent en flammes d’encrier. Les pages tendent leurs clous pour y suspendre des images. Je vois à travers l’encre. Je dors dans le blanc des poèmes et m’éveille dans un champ plein d’orties. Lorsque s’éteignent les enfants, tous les hommes sont aveugles. Lorsque meurent les oiseaux, le ciel devient sourd. Lors       que les mots prennent peur, tous les livres se vident. Ce qu’on ne veut pas être se terre dans nos os. Ce que l’on veut s’enfuit dans le cours des secondes. D’une ligne à l’autre, le fruit retourne à ses racines. J’écris sans adjectif, sans qualificatif. Je donne à chaque chose un visage verbal. Je ponctue l’infini. J’apostrophe le néant. Chaque matin, un soleil frais se lève et chasse l’incolore.

        

Dans les yeux qui titubent, les images sont floues. Jamais une colère de boxeur n’aura la force d’un baiser. Astreint à la pensée, j’en recompose le poème. À la merci des ratures, les mots radotent ou philosophent. Le lilas et la cigüe se rejoignent par la terre. Peu importe la langue, croate ou slovaque, bantoue ou musicale, boiteuse ou bohémienne, c’est un même langage qui unifie les hommes dans leur diversité, tous les blancs, tous les noirs, tous les jaunes, tous les rouges. L’alphabet des nuages fait dériver le ciel. Trop d’argent nous empêche de voir. Pas assez nous empêche d’agir. Il faut trouver un équilibre entre le luxe et l’adéquat. Il faut rester debout, non pour la pose ou pour la cause, mais simplement la vie. L’utopie est le moteur du progrès. Ceux qui ne rêvent pas astiquent les barreaux sans songer à ouvrir la cage. Chaque matin se doit d’être innovant comme un battement de cœur, un clin d’œil, un geste, une chiquenaude. La maladie et la santé ne se combattent pas. Ils sont complémentaires. Il faut de l’ombre et du soleil. Il faut un peu de silence pour y poser sa voix. Ce sont les faibles qui ont besoin de lois. Les vrais forts se contentent de regarder la rose et de s’ouvrir aux choses. C’est par le trop qu’on atteint le néant. Le manque nous incite à respecter le pain. Le partage n’est pas un droit mais un devoir. L’hiver, il y a toujours une pomme anachronique qui s’attache à la branche, un ruisseau qui s’entête à souligner ses rives. L’intelligence de l’homme est un cidre de glace.

        

Je médite comme une roche, une plante, une bête. Je me sers d’un crayon pour enjamber l’angoisse. Si le coup de poing simplifie la querelle, le coup de main l’empêche d’exister. On ne réchauffe pas le monde en tentant de brûler toutes les branches du corps, tout le bois de son cœur. Si les routes géantes se nourrissent de vitesse, les plus petits sentiers nous mènent jusqu’à nous sans tout détruire autour. La neige ne dément pas la fleur. Elle permet sa renaissance. Les larmes n’éteignent pas les flammes. Ce ne sont pas les cendres qui se souviennent des morts, ce sont leurs flammes qui raniment les nôtres. Je vois beaucoup plus haut dans les creux du sommeil qu’au sommet du travail. Certains étreignent la façade. D’autres caresses l’arrière-cour. La maison qu’on habite doit d’abord être en nous.

Publié dans Prose

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