Le trésor

Publié le par la freniere

Même vieux, je me cache du regard des grands. Je sais qu’ils me voient, mais qu’importe. Ce sont eux que je ne veux pas voir. Ils ternissent mes regards d’enfant. Aucun d’homme n’est digne qu’on le traite de loup. Malgré ses symphonies, ses tableaux, ses poèmes, il est indigne de la moindre des fleurs. Il est difficile d’aimer avec le corps rempli de guerres, de famines, de profits mal acquis. Il est facile de mentir avec la bouche pleine de foi, de slogans, de promesses. J’aime me perdre dans les bois, m’écarter de la route, errer sans but, sans souci du moindre impératif. On ne me volera pas ce temps perdu. J’en remplis mes cahiers. L’âme se nourrit de petits riens, de petits riens inmonnayables, de petits riens sans prix, de détails inutiles, de phares abandonnés, de parcs délaissés. Le trésor, c’est d’inventer le trésor, faire la nique aux vendeurs et aux spéculateurs. En sait-on plus que la fourmi, l’hortensia, l’abeille ? En sait-on plus que le caillou, la bêche, l’horizon ? Les fusils ne donnent pas la vie. Les drapeaux ne donnent pas de soie. Les comptables ne donnent pas de perles, de pollen, de plaisir. Les banquiers ne donnent pas de pommes. Les notaires ne donnent pas de sève. Ils se nourrissent de chiffres, de morts et de bilans. À quoi bon vendre son âme ? On ne commerce qu’avec l’ennemi.

        

Dans la grammaire du cœur, le seul verbe à l’impératif est aimer. Les autres verbes se conjuguent au hasard. Je dialogue avec l’air, avec le rien, avec le vide. Je me remplis d’instants qu’on ne peut monnayer. Lorsque je pense à l’essentiel, je ne pense pas à l’histoire humaine. Pensant à l’essentiel, les petites fleurs des champs me viennent d’abord à l’esprit, l’humilité des herbes, l’empressement des ronces, le poli des galets, les branches supportant le fardeau de la neige, le ventre des abeilles, le vol des papillons, le secret des papilles. J’aime le dehors autant que le dedans, le bas qui monte vers le haut, le haut qui respecte le bas, la voix d’Éric Burdon avec ou sans ses animaux, ceux qui peignent pour toucher l’intouchable, ceux qui écrivent pour voir l’invisible, ceux qui chantent à défaut de pleurer, les arbres pleins de sève sous leur habit d’hiver, le vent qui court sous les jupes, les pas d’un chat sur le gravier du cœur, les routes d’un village qui n’existe qu’en rêve, les oiseaux sans bruits d’ailes traversant le silence, le rire des grands-pères aimant encore la vie, la course des chevaux dans les champs préservés, la ruée des caresses dans le troupeau des mains.

        

Les saboteurs de l’avenir font dérailler le temps, déciment les forêts, arasent les montagnes, éventrent même le vent. Ils verrouillent le cœur derrière des écrans. L’avenir au bout des doigts n’était qu’un piège à con. Nous sommes dans la merde jusqu’au cou, une merde aseptisée, plus polluante que l’autre. Jonas dans la baleine fait des forages pétroliers. Nous voulons tout au mépris de l’essentiel, le futile, le clinquant, le chic, le pain sans les miettes, les fleurs sans les épines, le miel sans les abeilles, les hivers sans le froid, des habits sans personne, tout ce qui nous éloigne de l’âme. La légèreté succombe sous le poids des raisons. L’innocence se perd dans un rôle, le leurre du travail. On ne sait plus s’égarer. On ne sait plus parler sans portable à la main. On ne peut plus rien dire hors des paroles apprises. On ne peut plus donner sans exiger de salaire, partager sans raison, marcher sans but, écouter les oiseaux sans les enregistrer. On ne sait plus vivre sans mode d’emploi ni prier sans fusil. Le corps de la femme n’invente plus la danse. Il se vend comme le reste. L’homme s’en empare pour s’en parer et s’en sépare pour un plus jeune. La vie n’est pas là, bien sûr, ni la lumière ni le rêve.

        

Dans le mouillé de la pluie, le dehors apprivoise le dedans. L’eau nous ramène à la première connaissance. La mémoire est une chose étrange. Dans certaines phrases, elle oublie des mots. Il faut écrire pour les trouver. Il faut jeter quatre sous de parole dans la sébile du silence, laisser traîner comme un filet de pêche des métaphores inachevées, quelques images délavées, des brouillons d’espérance. L’âme n’est rien d’autre qu’une éponge à lumière. Je trace quelques mots sur la poussière des jours, quelques pas sur le sable. Ni le vent ni la mer ne peuvent les effacer. Ils appartiennent au temps et façonnent ses rides. J’écris par ignorance, dans la faim d’une terre que mange l’herbe verte, dans la soif d’un ciel que boivent les oiseaux. Il faut fermer les yeux pour voir comme un aveugle, toucher avec les mains le corps du paysage, faire l’oiseau, faire la bête, remplir d’amour la boite du cœur.

        

Je ne sais rien du temps. Je jette aux chiens le cadavre des heures. Je mets le poids des choses dans chaque mot. Le temps arrive et part sans qu’on le sache. Je vis en dehors du siècle, en décalage horaire. Les véritables instants sont rares. La religion est une faiblesse de l’homme. Il y en a trop qui rampent dans leur tête. Les vraies prières se font debout. De la haine à l’amour, il n’y a qu’une route. On fait de longs détours pour arriver à être. Il y a le dedans et le dehors. C’est toujours le dedans qui fait mal. Le dehors, on peut s’en accommoder. On maquille, on repeint ou bien on déménage. On ne peut fuir la conscience. On écrit par ignorance. C’est une sorte d’égarement, une main foudroyée sur la page, une main qui éclate en sanglots, une main de sable, une main d’herbe tendre, une main d’encre croisant une main d’homme. Puisqu’il faut bien habiter quelque part, j’habite mes cahiers. Chaque page est un lit, de plume ou de rivière. Chaque phrase est un meuble. J’y rencontre Villon. Je donne la main à Mozart, sa main d’enfant. J’y caresse mon loup malgré qu’il soit mort. Je mange le mot table en même temps que le pain. Je vole quelque chose aux arbres, à l’azur, à l’horizon, un peu de leur lumière, un peu de leur âme. L’imaginaire me permet de survivre. Le bonheur est une chose qui s’apprend. Le malheur, on le subit. Je n’aime pas subir. Je continue d’apprendre. Une phrase me retient sur le bord de l’abîme. Je m’y raccroche pour ne pas tomber. Je grimpe dans les mots.

Publié dans Prose

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