Le vent dans la gorge

Publié le par la freniere

Le printemps fait semblant de rester, mais la brume du lac sent déjà le froid. La neige se tient tapie sur le bord des nuages. Charriant l’odeur des hommes, le vent rapproche les maisons. La vie n’est jamais ce qu’on veut. Elle finit par loucher et marcher de guingois. Trop de posage de questions pour si peu de réponses. Après le passage des oies blanches, le vent change de ton, le paysage de couleur. Le bleu diffère du bleu. Les rives du lac attirent les mouettes avec leur voix de bouteilles mortes et de frites graisseuses. Seule la mort ne ment pas. On a tout monnayé, du pain jusqu’à la mort, même le sang, la bave et l’eau, même le hoquet, les larmes et le silence. Nous ne sommes plus que de vieux clowns en permission d’hospice. Penché sur un cahier, je ne suis qu’un élève qui se mord la langue pour ne pas faire de fautes, qui ronge son efface et son bout de crayon. Je suis la page comme une rue. Dans le crincrin des mots, la musique joue toujours un peu faux. Ses fausses notes sont comme une écorchure sur la peau. Je reprise mes rides avec des bouts d’enfance. Le vent dans la gorge se transforme en chanson.

 

Le temps des larmes et du sourire, le temps des jours aux joues rouges, est bel et bien passé. C’est le temps des armes et des alarmes. La lumière s’éteint dans un théâtre d’ombres. Lorsque le vent varlope les nuages, il en tombe des copeaux de pluie. Les planches sont pourries sur le pont des soupirs. Bientôt les oiseaux ne pourront plus voler et l’air sera mort. Même le temps disparaît.       L’espace est un abîme. Le passé tombe dans un trou de mémoire. Le mal est fait. L’économie a pris toute la place. Je refuse de me soumettre, de me mettre à genoux. Mon crayon est un onzième doigt. Aucune arme ne possède la vérité. Aucune monnaie ne se mange. Ce que la terre sait de nous, personne ne veut l’entendre. La vie que l’on écrit accompagne la mort. Je me raccroche à la beauté du monde avec un pied de biche, un panache d’orignal, une queue de castor. Je ne suis jamais seul. Il y a sur la table la poussière des routes, le dos noir des arbres, le bleu du ciel, une rivière d’enfance, de l’herbe non foulée, de longues traces de cendre, la peau du bois dont on fait les violons, une ligne de vie creusée par la sueur, un tas de mots en forme de montagne, un continent d’espoir, des maisons transformées en oiseaux. Des lettres font leur nid dans la neige des pages.

 

La guerre et les massacres n’étonnent plus les hommes. Des corbeaux rassasiés d’immondices font de l’ombre sur le lac. La sève est immobile. Le sang des arbres se repose. On a beau dire, on a beau faire : faut-il mal aller pour mieux le dire, faut-il perdre le nord pour retrouver le sud, faut-il qu’il fasse froid pour connaître le chaud ? Peu importe la route, qu’elle soit de neige, de terre ou de goudron, ce sont les livres qui m’ont ouvert les yeux. Si on ne tient à rien, on doit au moins tenir parole et se tenir debout sans retenir son souffle. La terre des cimetières est la seule que nous partageons. Conformément aux lois, nous maquillons nos lèvres pour mentir. Les riches se font des gants avec la peau des pauvres. Je soulève les mots comme des crans d’arrêt, des mots remplis de chair, des gros mots perçant les murs. C’est quand on marche où tout le monde marche que l’on s’égare. Là où la route prolonge l’horizon, je marche de guingois sur un fil d’arrivée. Quand l’homme n’est plus qu’un os, il faut trouver la chair. Quand je rate le train, je dessine les rails pour aller plus loin. J’essuie d’un trait la blessure des mots. J’éponge l’hémorragie de l’encre. Ni lettré ni Littré, je nomme les fleurs par leur prénom. Je penche mon crayon pour remercier la vie, la carda belle, la folle avoine, les ronces du murier qui protègent le fruit. Je continue d’entendre ma langue maternelle. Quand j’ouvre mon cahier, les mots fuient de toute part. La poésie ne pèse pas lourd. Même une langue chargée de langues se projette d’un seul souffle. S’il est normal de mourir, il n’est pas normal de mourir à la guerre ou de mourir de faim.

Publié dans Prose

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