Les aiguillages du rêve

Publié le par la freniere

L’économie détraque les aiguillages du rêve. Je ne ravaude plus le canevas des larmes qui jaunissent la page, le vieux Littré avec ses fils recousus. Je ne crois plus aux morts sans lendemain, aux routes sans ornières. Je laisse un peu de vie sur des bouts de papier, un peu d’encre dans l’air, un soupçon de sarriette pour épicer l’espoir, une pincée de sel dans la soupe du jour. La mer fait des vagues dans la tête du sable. Le temps laisse des rides. Il faut se méfier des marchands. Leurs sacs à provision cachent des abattoirs. Pour si peu d’hommes épris d’amour, trop d’autres épris d’argent, trop de soldats, trop de mollahs. L’enfant sur la trace des grands perd de vue la vie. Il troque son château de sable pour un palais de verre, sa liberté pour un salaire. La neige froide pour la rose est moins cruelle qu’un bourreau. Elle sait fondre dans la bouche et mouiller le café. Des vétilles me rattachent à la vie, une photo jaunie aux visages cornés, la langue des cigales, une pierre dans un champ, une pelle dans un seau sur la plage du rêve, un air de guitare au milieu des klaxons, un vol d’hirondelles tirant le bleu du ciel, une phrase dans un livre, le soubresaut des mots sur le galop des lèvres, le verre d’une lentille reflétant l’horizon, une lentisque d’eau douce, l’ivresse des moineaux, la chair du raisin et la compote de pommes. Cherchant ma place dans le courant des mots, cherchant le cœur et l’âme dans cette vie sans queue ni tête, je remplis d’espérance une grosse caisse de vide. Je glisse quelques mots dans la valise du néant.

        

On n’étanche pas sa soif à mordre dans le verre. La mère nature ne se reconnaît plus sous ses rides en métal. Où est la rectitude, la bonté, la droiture ? C’est mot à mot que j’entre dans le monde. Je glisse comme une bille sur une table bancale. Je suis un cœur de la tête au pied, un immense poumon. Un serin dans ma cage thoracique s’entraîne pour voler. Au passage du vent, chaque brin d’herbe s’entête à redresser l’échine. Chaque oiseau me recale à l’école du chant. Proche parent de la terre et du ciel, petit-cousin des fleurs, je suis né de l’amour. Une allumette me réchauffe. Une goutte d’eau me réveille. J’ai toujours dans ma poche un carnet de poésie, un crayon mâchouillé, deux ou trois pierres de lune. Je recueille pêle-mêle les petits riens du monde, la moindre feuille qui vole, une plume qui tombe, un caillou qui s’ennuie, la fleur que soulève la tige. Je ne veux ni boulet ni boulot. Le poids du corps, celui de l’habitude nous empêchent de voler. Je m’adosse aux bouleaux pour écouter la sève. Il faut de la musique pour avoir des ailes, marcher dans sa tête, apprendre à voir avec ses mains, toucher la nuit du fond des yeux, parler avec le cœur. Dans l’ascenseur du temps, le jour monte, la nuit descend et l’homme suit les deux, écartelé entre le rêve et le réel.

        

Nous ne savons presque plus ce que vivre veut dire. Nous nous en tenons au commerce des choses. Nous dévorons sans avoir faim. J’ai peu d’argent, pas d’ambition, beaucoup d’amour. J’écris pour être là. Mon premier maître fut un arbre. Je ne crois qu’aux dieux cachés dans l’herbe, aux gnomes dans les branches, aux pays sous l’écorce, à la prière des oiseaux, à l’évangile des quenouilles, au géographe des brindilles. L’amour naît de l’amour, non des mots pour le dire. Nous sommes faits de grand et de petit, de blessures et d’espoir. Le vent n’a pas de mémoire. Il a perdu sa maison. Il erre pour toujours. Sa voix est remplie de voix d’hommes qui se cherchent des lèvres. Les grands gestes du vent brutalisent ou caressent. C’est la parole de l’homme qui refaçonne l’air. De la fleur à la pomme, les racines ont des rêves que réveille la sève. Je me rencogne dans une phrase pour en sortir grandi comme s’ouvre un bourgeon. Je ne veux pas mourir comme un cadavre mais en être vivant.

 

La brume du rivage imite les nuages. La main de l’air devient geste dans la grande main du vent. La pluie marche sur le lac comme une fille un peu grasse. Quand le soleil se couche, il pose sur la lune une robe d’emprunt. La même lumière s’y reflète. Sur le grand corps du monde, la lumière a des ailes, la nuit des griffes. Pour la peine ou le pain, le soleil ou la nuit, la page est une même assiette. Il faut que l’eau jaillisse de la soif, la musique du silence et que les doigts du désespoir apprennent la caresse. J’écris pour écouter le monde, mettre à l’âme un visage. Je ne suis moi qu’avec les autres. Je me fais beau pour une fleur. Je me fais jour dans la nuit, question parmi les certitudes. Je me fais homme pour une femme. La gorge pleine de cris, je ne peux que me taire et préférer les mots debout sur du papier. Qu’ils soient pleins de ratures, de bavures, de manques, c’est tout comme la vie dans ses blessures d’homme. Je m’y relève à hauteur d’âme à chercher l’absolu.

Publié dans Prose

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